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Full text of "Thérese philosophe, ou, Mémoires pour servir 1a l'histoire du P. Dirrag et de Mlle Eradice"

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DE  BOYER  D'ARGENS 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

OU 

MÉMOIRES  POUR  SERVIR  k  L'HISTOIRE 

du 

P.  Dirrag  et  de  M'i«  Eradice 

avec 

l'histoire  de  M>°«  Bois-Laurier 


La  Haye    a  La  SPHERE. 


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THÉRÈSE  PHILOSOPHE 


Il  a  élé  tiré  de  cet  ouvrage  : 

5  exemplaires  sur  Japon  ancien  à  la  main 

(A  à  E) 

5  exemplaires  sur  Japon  impérial 

(1  à  5) 

74J  exemplaires  sur  papier  d'Arches 

(G  à  75o) 


^°    45 


Cet  ouvrag-e,  réservé  aux  seuls  souscripteurs, 
n'est  pas  mis  dans  le  commerce. 


DE  BOYER  D'ARGENS 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

OU 

MÉMOIRES  POUR  SERVIR  k  L'HISTOIRE 

du 

P.  Dirrag  et  de  M'J«  Eradice 

avec 

l'histoire  de  M°ie  Bois-Laurier 


LA  HAYE  (A  LA  SPHERE) 

174^1910 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/tliresepliilosopOOarge 


INTRODUCTION 


Le  procès,  trop  célèbre,  de  Catherine 
Cadière  contre  le  Père  Girard,  a  donné  pré- 
texte à  la  publication  de  l'ouvrag-e  réim- 
primé en  ces  pag-es. 

Le  Père  Jean-Baptiste  Gérard,  jésuite  et 
prédicateur  français,  fut  nommé,  vers  1728, 
recteur  du  séminaire  royal  de  la  marine  à 
Toulon.  Là,  une  de  ses  pénitentes,  Catherine 
Cadière,  àg-ée  de  dix-huit  ans,  d'une  famille 
honnête  et  d'une  g-rande  beauté,  s'attacha 
à  lui  avec  une  exaltation  mystique  fomentée 
par  la  lecture  imprudente  des  livres  ascé- 
tiques :  elle  se  prétendait  l'objet  de  toutes 
sortes  de  miracles.  Le  Père  Girard  l'encou- 
rag-ea   tout  d'abord  dans  cette  voie  dang-e- 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE 


reuse  ;  mais  bientôt,  s'étant  rendu  compte 
de  la  supercherie,  il  se  retira.  La  demoiselle 
Cadière,  piquée  de  cet  abandon,  en  fit  confi- 
dence au  prieur  du  couvent  des  Carmélites, 
janséniste  fervent  et  g-rand  ennemi  des  jé- 
suites. Ce  religieux  lui  fît  répéter  ses  accusa- 
tions devant  témoins.  Les  jésuites  réussirent 
alors  à  faire  enfermer  la  jeune  Cadière  aux 
Ursulines.  Cet  abus  d'autorité  les  perdit. 
L'affaire  fut  portée  devant  le  parlement 
d'Aix,  où  Catherine  Cadière  accusa  le  Père 
Girard  de  séduction,  d'inceste  spirituel,  de 
mag-ie  et  de  sorcellerie.  Après  de  longs  et 
tumultueux  débats,  le  Père  Girard  fut  mis 
hors  de  cour  et  de  procès  à  la  majorité  d'une 
voix  :  sur  vingt-cinq  juges,  douze  l'avaient 
condamné  à  être  brûlé  vif.  Le  peuple  avait 
d'ailleurs  ouvertement  pris  parti  contre  lui  ; 
il  dut  quitter  secrètement  Toulon.  Il  se  ren- 
dit à  Lyon,  et  de  là  à  Dùle,  où  il  mourut  deux 
ans  après,  le  4  juillet  1733  (i). 

(I)  Voir  le  Journal  de  J.-F.  Barbier,  août,  sep- 
tembre, oclobre  1781. 


INTRODUCTION 


Le  procès  eut  un  retentissement  considé- 
rable. Les  factums  écrits  à  cette  occasion, 
les  antifactums,  les  mémoires  instructifs, 
les  observations,  les  démonstrations,  etc., 
sont  nombreux  et  volumineux.  Ils  mérite- 
raient sans  doute  un  examen  minutieux, 
peut-être  une  étude  précise.  Ceux  que  pos- 
sède la  Bibliothèque  nationale  comprennent, 
dans  le  catalog-ue  des  factums  dressé  par 
A.  Corda  en  1890,  soixante-neuf  titres,  dont 
le  libellé  occupe  près  de  quatorze  colonnes 
du  catalog-ue. 

On  trouve  une  allusion  curieuse  à  cette 
affaire  dans  une  brochure  publiée  en  1733 
sous  le  titre  :  Anecdotes  pour  servir  a 
l'histoire  secrète  des  Ebugors,  et  qui  atta- 
quait, sous  le  voile  léguer  d'anag-rammes  faci- 
lement transparents,  le  vice  sodomitique. 
M>'«  de  Cadière  est  devenue  Calederia;  le 
Père  Girard  s'appelle  Ripergader  et  est  com- 
mandant des  Gaginiens  (Ig-naciens,  ou  Jé- 
suites). Ces  derniers,  adeptes  fidèles  des 
Ebugors    (boug-res,    ou    sodomites)    repro- 


THERESE  PHILOSOPHE 


chaient  à  Ripergader,  leur  commandant,  de 
s'être  laissé  gag-ner  par  les  grâces  de  Cale- 
deria,  une  Cythéréenne.  Mais  le  coupable, 
après  une  légère  punition,  revenait  vers  ses 
passions  premières  (i). 

Un  petit  poème  du  libertin  Robbé  de 
Beauveset  a  célébré  aussi,  avec  malice,  les 
stigmates  de  la  jeune  Cadière  et  les  extases 
du  Père  Girard  : 


EXTASE  OUIETISTE 

Un  matin  qu'à  l'écart 
Le  bon  père  Girard 

Slig-matisait  la  sœur  Cadière, 

Survint  une  jeune  tourière, 
Oui  resta  quelque  temps  en  admiration 
A  l'aspect  si  nouveau  de  l'opération  ; 

Car  l'on  dit  qu'elle  était  pucelle, 

Très  ignorante  en  bagatelle. 
Quoi  qu'il  en  soit,  A'oulant  voir  de  plus  près, 
D'un  pas  mal  assuré,  doucement  elle  avance  ; 
Elle  examine,  et  peu  de  temps  après. 
Voici  que  nos  dévots  tombent  en  défaillance. 

(i)  Voir  Anecdotes  pour  servir  à  l'histoire  se- 
crête  des  Ehugors,  eh.  XXI,  pp.  109  et  sujv. 


INTRODUCTION 


L'innocente,  croyant  qu'ils  s'en  allaient  mourir, 

Regrettait  surtout  le  bon  Père  ; 

Et,  tâchant  de  le  secourir, 
Veut  lui  faire  avaler  un  peu  d'eau  vulnéraire. 
Le  cafard  enrag'eait  quelle  eût  vu  le  mystère  ; 

Mais  se  fiant  sur  sa  simplicité, 

Il  la  reg-arde  avec  sévérité. 

Passez,  ma  sœur,  dit-il  avec  emphase  ; 

Passez,  nous  sommes  en  extase  (i). 


Thérèse  philosophe  a  usé  de  quelques 
anagrammes,  mais  au  voile  très  lég-er  : 
Divrag,  Girard  ;  Eradice,  Cadière  ;  Vencerop, 
Provence;  Volnot,  Toulon. 


Thérèse    philosophe,    ou   Mémoires    pol'r 

SERVIR     A      l'histoire     DE     D.      DiRRAG     ET    DE 

M"«  Eradice  (du  Père  Girard  et  de  la  demoi- 
selle Cadière),  avec  l'histoire  de  M"e  Bois- 
laurier.  La  Haye  (à  la  Sphère)  s.  d.  (1748), 
2  parties  en  i  vol.  illustré  de  16  gravures 
libres  se  repliant  dans  le  volume. 

Les  réimpressions  furent  assez  nombreu- 
ses, et  toujours  avec  des  illustrations  trop 

II)  Œuvres  badines  de  Robbé  de  Beauveset.  A 
Londres,  1901,  t.  I,  p,  4. 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE 


libres  pour  être  publiées  ouvertement.  C'est 
la  folie  des  attitudes  lubriques,  et  l'excita- 
tion factice  par  le  dessin.  La  nomenclature 
de  ces  éditions  serait  fastidieuse;  on  la 
trouve  tout  au  long-  dans  la  Bibliographie 
du  O'  dT",  t.  III,  col.  I2II-I2I3. 

L'auteur  de  cet  ouvrasre  est  peut-être 
d'Arles  de  Montig-ny,  commissaire  des 
g-uerres  :  il  fut  soupçonné  de  l'être,  et 
passa  huit  mois  à  la  Bastille.  Le  marquis  de 
Sade,  dans  l'édition  de  Hollande  (1797)  de  la 
Nouvelle  Justine  (t.  VII,  p.  97),  désigne  le 
marquis  d'Arg-ens  comme  l'auteur  de  Thé- 
rèse philosophe.  «  D'Arg-ens  (d'après  ses 
Mémoires,  Édition  de  Paris,  1807,  in-8,  p.  3o4) 
avait  vu  les  procédures  les  plus  cachées  de 
l'afTaire  du  Père  Girard  et  de  la  Cadière.  De 
Sade,  qui  était  d'une  ancienne  famille  aris- 
tocratique et  cléricale  de  Provence,  y  con- 
nut certainement  d'Arg-ens.  qui  était  du 
même  pays  (i).  » 


(i)  Voir  la  Bibliographie  du  C'e  dT 


INTRODUCTION 


La  première  édition,  publiée  sous  le  man- 
teau, fut  poursuivie  avec  acharnement  par 
la  police.  Les  rapports  publiés  dans  les  Ar- 
chives de  la  Bastille  (t.  XII,  pp.  299  à  344) 
parlent  à  tout  instant  d'enquêtes,  de  pour- 
suites, de  saisies  au  sujet  de  ce  malheureux 
roman.  Les  jésuites,  encore  puissants,  y 
étaient  trop  dangereusement  égratig-nés  :  la 
facilité  de  leur  morale  passionnelle  y  était 
trop  séduisante. 


^^c 


THERESE  PHILOSOPHE 


Quoi  !  monsieur,  sérieusement,  vous  voulez  que 
j'écrive  mon  histoire  ?  Vous  désirez  que  je  vous 
rende  compte  des  scènes  mystiques  de  M'i»  Eradice 
avec  le  très  révérend  Père  Dirrag  ;  que  je  vous  in- 
forme des  aventures  de  Mm«  C...  avec  l'abbé  T...  ? 
Vous  demandez,  d'une  fille  qui  n'a  jamais  écrit,  des 
détails  qui  exigent  de  l'ordre  dans  les  matières  ? 
Vous  désirez  un  tableau  où  les  scènes  dont  je  vous 
ai  entretenu,  ou  celles  dont  nous  avons  été  acteurs, 
ne  perdent  rien  de  leur  lasciveté  ;  que  les  raisonne- 
ments métaphysiques  conservent  leur  énergie  ?  En 
vérité,  mon  cher  comte,  cela  me  paraît  au-dessus  de 


2  THÉRÈSE   PHILOSOPHE 

mes  forces.  D'ailleurs,  Éradice  a  été  mon  amie  ;  le 
Père  Dirrag  fut  mon  directeur;  je  dois  des  senti- 
ments de  reconnaissance  à  M^^  G...  et  à  l'abbé  T... 
Trahirai-je  la  confiance  de  gens  à  qui  j'ai  les  plus 
grandes  obligations,  puisque  ce  sont  les  actions  des 
uns  et  les  sages  réflexions  des  autres  qui,  par  grada- 
tion, m'ont  dessillé  les  yeux  sur  les  préjugés  de  ma 
jeunesse  ?  Mais  si  l'exemple,  dites-vous,  et  le  raison- 
nement ont  fait  votre  bonheur,  pourquoi  ne  pas 
tâcher  de  contribuer  à  celui  des  autres  par  les 
mêmes  voies,  par  l'exemple  et  par  le  raisonnement  ? 
Pourquoi  craindre  d'écrire  des  vérités  utiles  au  bien 
de  la  société  ?  Eh  bien,  mon  cher  bienfaiteur,  je 
ne  résiste  plus  :  écrivons  ;  mon  ingénuité  me  tiendra 
lieu  d'un  style  épuré  chez  les  personnes  qui  pensent, 
et  je  crains  peu  les  sots.  Non,  vous  n'essuyerez 
jamais  un  refus  de  votre  tendre  Thérèse  ;  vous 
verrez  tous  les  replis  de  son  cœur,  dès  sa  plus  tendre 
enfance  ;  son  àme  tout  entière  va  se  développer 
dans  les  détails  des  petites  aventures  qui  l'ont  con- 
duite, comme  malgré  elle,  pas  à  pas,  au  comble  de 
la  volupté. 

Imbéciles  murtels  !  vous  croyez  être  maîtres  d'é- 
teindre les  passions  que  la  nature  a  mises  en  vous  ! 
elles  sont  l'ouvrage  de  Dieu.  Vous  voulez  les  dé- 
truire, ces  passions,  et  les  restreindre  à  de  certaines 


THERESE   PHILOSOPHE 


bornes.  Hommes  insensés  !  vous  prétendez  donc 
être  des  seconds  créateurs  plus  puissants  que  le 
premier?  Ne  verrez-vous  jamais  que  tout  est  ce  qu'il 
doit  être,  et  que  tout  est  bien;  que  tout  est  de 
Dieu,  rien  de  vous,  et  qu'il  est  aussi  difficile  de  créer 
une  pensée  que  de  créer  un  bras  ou  un  œil? 

Le  cours  de  ma  vie  est  une  preuve  incontestable 
de  ces  vérités.  Dès  ma  plus  tendre  enfance,  on  ne 
m'a  parlé  que  d'amour  pour  la  vertu,  et  d'horreur 
pour  le  vice.  «  Vous  ne  serez  heureuse,  me  disait-on, 
qu'autant  que  vous  pratiquerez  les  vertus  chrétiennes 
et  morales.  Tout  ce  qui  s'en  éloigne  est  le  vice  ;  le 
vice  nous  attire  le  mépris,  et  le  mépris  engendre  la 
honte  et  le  remords,  qui  en  sont  une  suite.  »  Persua- 
dée de  la  solidité  de  ces  leçons,  j'ai  cherché  de 
bonne  foi,  jusqu'à  l'âge  de  vingt-cinq  ans,  à  me  con- 
duire d'après  ces  principes  :  nous  allons  voir  com- 
ment j'ai  réussi. 

Je  suis  née  dans  la  province  de  Vencerop.  Mun 
père  était  un  bon  bourgeois,  négociant  de...,  petite 
ville  jolie,  où  tout  inspire  la  juie  et  le  plaisir  ;  la 
galanterie  semble  y  former  seule  tout  l'intérêt  de  la 
société.  On  y  aime  dès  qu'on  pense,  et  on  n'y  pense 
que  pour  se  faciliter  les  moyens  de  goûter  les  dou- 
ceurs de  l'amour.  Ma  mère,  qui  était  de...,  ajoutait  à 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE 


la  vivacité  de  l'esprit  des  femmes  de  cette  province, 
voisine  de  celle  de  Vencerop,  l'heureux  tempérament 
d'une  voluptueuse  Vencéropale.  Mon  père  et  ma 
mère  vivaient  avec  économie  d'un  revenu  modique 
et  du  produit  de  leur  petit  commerce.  Leurs  tra- 
vaux n'avaient  pu  changer  l'état  de  leur  fortune  : 
mon  père  payait  une  jeune  veuve,  marchande  dans 
son  voisinage,  sa  maîtresse  ;  ma  mère  était  payée  par 
son  amant,  gentilhomme  fort  riche,  qui  avait  la  bonté 
d'honorer  mon  père  de  son  amitié.  Tout  se  passait 
avec  un  ordre  admirable  :  on  savait  à  quoi  s'en 
tenir  de  part  et  d'autre,  et  jamais  ménage  ne  parut 
plus  uni. 

Après  dix  années,  écoulées  dans  un  arrangement 
si  louable,  ma  mère  devint  enceinte  :  elle  accoucha  de 
moi.  Ma  naissance  lui  donna  une  incommodité  qui 
fut  peut-être  plus  terrible  pour  elle  que  ne  l'eût  été 
la  mort  même.  Un  effort,  dans  l'accouchement,  lui 
causa  une  rupture  qui  la  mit  dans  la  triste  nécessité 
de  renoncer  pour  toujours  aux  plaisirs  qui  m'avaient 
donné  l'existence. 

Tout  changea  de  face  dans  la  maison  paternelle. 
Ma  mère  devint  dévote,  le  Père  gardien  des  capucins 
remplaça  les  visites  assidues  de  M.  le  marquis  de'", 
qui  fut  congédié.  Le  fonds  de  tendresse  de  ma  mère 
ne  lit  que  changer  d'objet  :  elle  donna  à  Dieu,  par 


THERESE   PHILOSOPHE 


nécessité,  ce  qu'elle  avait  donné  au  marquis  par 
goût  et  par  tempérament. 

Mon  père  mourut  et  me  laissa  au  berceau.  Ma 
mère,  je  ne  sais  par  quelle  raison,  fut  s'établir  à 
Volnot,  port  de  mer  célèbre.  De  la  femme  la  plus 
galante,  elle  était  devenue  la  plus  sage  et  peut-^tre 
la  plus  vertueuse  qui  fut  jamais. 

J'avais  à  peine  sept  ans,  lorsque  cette  tendre 
mère,  sans  cesse  occupée  du  soin  de  ma  santé  et 
de  mon  éducation,  s'aperçut  que  je  maigrissais  à 
vue  d'œil;  un  habile  médecin  fut  appelé  pour  être 
consulté  sur  ma  maladie  ;  j'avais  un  appétit  dévo- 
rant, point  de  fièvre  ;  je  ne  me  ressentais  aucune 
douleur  ;  cependant  ma  vivacité  se  perdait,  mes 
jambes  ne  pouvaient  plus  me  porter.  Ma  mère,  crain- 
tive pour  mes  jours,  ne  me  quitta  plus  et  me  fit 
coucher  avec  elle.  Quelle  fut  sa  surprise,  lorsqu'une 
nuit,  me  voyant  endormie,  elle  s'aperçut  que  j'avais 
la  main  sur  la  partie  qui  nous  distingue  des  hommes, 
où  par  un  frottement  liénin  je  me  procurais  des 
plaisirs  peu  connus  d'une  lille  de  sept  ans  et  très 
communs  parmi  celles  de  quinze.  Ma  mère  pouvait 
à  peine  croire  ce  qu'elle  voyait.  Elle  lève  doucement 
la  couverture  et  le  drap  ;  elle  apporte  une  lampe  qui 
était  allumée  dans  la  chambre,  et,  en  femme  pru- 
dente et  connaisseuse,  elle  attend  constamment  le 


6  THÉRÈSE   PHILOSOPHE 

dénouement  de  mon  action.  11  fut  tel  qu'il  devait 
être  :  je  m'agitai,  je  tressaillis,  et  le  plaisir  m'é- 
veilla. 

Ma  mère,  dans  le  premier  mouvement,  me  gronda 
de  la  bonne  sorte  ;  elle  me  demanda  de  qui  j'avais 
appris  les  horreurs  dont  elle  venait  d'être  témoin. 
Je  lui  répondis  en  pleurant  que  j'ignorais  en  quoi 
j'avais  pu  la  fâcher;  que  je  ne  savais  ce  qu'elle  vou- 
lait me  dire  par  les  termes  d'attouchements  déshon- 
néles,  à'impudicité  et  de  péché  mortel,  dont  elle  se 
servait.  La  naïveté  de  mes  réponses  la  convainquit 
de  mon  innocence,  et  je  me  rendormis;  nouveaux 
chatouillements  de  ma  part,  nouvelles  plaintes  de 
celle  de  ma  mère.  Enfin,  après  quelques  nuits  d'ob- 
servation attentive,  on  ne  douta  plus  que  ce  ne  fût 
la  force  de  mon  tempérament  qui  me  faisait  faire  en 
dormant  ce  qui  sert  à  soulager  tant  de  pauvres  reli- 
gieuses en  veillant.  On  prit  le  parti  de  me  lier  les 
mains,  de  manière  qu'il  me  fut  impossible  de  conti- 
nuer mes  amusements  nocturnes. 

Je  recouvrai  bientôt  ma  santé  et  ma  première 
vigueur.  L'habitude  se  perdit,  mais  le  tempérament 
augmenta.  A  l'âge  de  neuf  à  dix  ans,  je  sentais  une 
inquiétude,  des  désirs  dont  je  ne  connaissais  pas  le 
but.  Nous  nous  assemblions  souvent,  de  jeunes  filles 
et  garçons  de  mon  âge,  dans  un  grenier  ou  dans 


THERESE   PHILOSOPHE 


quelque  chambre  écartée.  Là,  nous  jouions  à  de 
petits  jeux  :  un  d'entro  nous  était  élu  le  maître  d'é- 
cole, la  moindre  faute  était  punie  par  le  fouet.  Les 
garçons  défaisaient  leurs  culottes,  les  filles  trous- 
saient jupes  et  chemises,  on  se  regardait  attentive- 
ment ;  vous  eussiez  vu  cinq  ou  six  petits  culs  admi- 
rés, caressés  et  fouettés  tour  à  tour.  Ce  que  nous 
appelions  la  guigiii  des  garçons  nous  servait  de  jouet  ; 
nous  passions  et  repassions  cent  fois  la  main  dessus, 
nous  la  pressions  à  pleine  main,  nous  en  faisions 
des  poupées,  nous  baisions  ce  petit  instrument,  dont 
nous  étions  bien  éloignées  de  connaître  l'usage  et  le 
prix  ;  nos  petites  fesses  étaient  baisées  à  leur  tour  : 
il  n'y  avait  que  le  centre  des  plaisirs  qui  était  négligé; 
pourquoi  cet  oubli?  je  l'ignore;  mais  tels  étaient  nos 
jeux;  la  simple  Nature  les  dirigeait,  une  exacte  vérité 
me  les  dicte. 

Après  deux  années  passées  dans  ce  libertinage 
innocent,  ma  mère  me  mit  dans  un  couvent  :  j'avais 
alors  environ  onze  ans.  Le  premier  soin  de  la  supé- 
rieure fut  de  me  disposer  à  faire  ma  première  con- 
fession. Je  me  présentai  à  ce  tribunal  sans  crainte, 
parce  que  j'étais  sans  remords.  Je  débitai  au  vieux 
gardien  des  capucins,  directeur  de  conscience  de  ma 
mère,  qui  m'écoutait,  toutes  les  fadaises,  les  pecca- 
dilles d'une  fille  de  mon  âge.  Après  m'être  accusée 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE 


des  fautes  dont  je  me  croyais  coupable  :  «  Vous  serez 
un  jour  une  sainte,  me  dit  ce  bon  Père,  si  vous  con- 
tinuez de  suivre,  comme  vous  avez  fait,  les  principes 
de  vertu  que  votre  mère  vous  inspire  ;  évitez  surtout 
d'écouter  le  démon  de  la  chair  ;  je  suis  le  confesseur 
de  votre  mère  ;  elle  m'a  alarmé  sur  le  goût  qu'elle 
vous  croit  pour  l'impureté,  le  plus  infâme  des  vices  ; 
je  suis  bien  aise  qu'elle  se  soit  trompée  dans  les  idées 
qu'elle  avait  conçues  de  la  maladie  que  vous  avez  eue 
il  y  a  quatre  ans  ;  sans  ses  soins,  ma  chère  enfant, 
vous  perdiez  votre  corps  et  votre  âme.  Oui,  je  suis 
certain,  présenteuient,  que  les  attouchements  dans 
lesquels  elle  vous  a  surprise  n'étaient  pas  volontaires, 
et  je  suis  convaincu  qu'elle  s'est  trompée  dans  la 
conclusion  qu'elle  en  a  tirée  pour  votre  salut.  » 

Alarmée  de  ce  que  me  disait  mon  confesseur,  je 
lui  demandai  ce  que  j'avais  donc  fait  qui  eût  pu 
donner  à  ma  mère  une  si  mauvaise  idée  de  moi.  Il 
ne  fit  aucune  difficulté  de  m'apprendre  dans  les 
termes  les  plus  mesurés  ce  qui  s'était  passé  et  les 
précautions  que  ma  mère  avait  prises  pour  me  cor- 
riger d'un  défaut  dont  il  était  à  désirer,  disait-il,  que 
je  ne  connusse  jamais  les  conséquences. 

Ces  réflexions  m'en  firent  faire  insensiblement  sur 
nos  amusements  du  grenier,  dont  je  viens  de  parler. 
La  rougeur  me  couvrit  le  visage,  je  baissai  les  yeux 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE  9 

comme  une  personne  honteuse,  interdite,  et  je  crus 
apercevoir,  pour  la  première  fois,  du  crime  dans  nos 
plaisirs.  Le  Père  me  demanda  la  cause  de  mon 
silence  et  de  ma  tristesse  ;  je  lui  dis  tout  Quels 
détails  n'exigea-t-il  pas  de  moi  !  Ma  naïveté  sur  les 
termes,  sur  les  attitudes  et  sur  le  genre  des  plaisirs 
dont  je  convenais  servit  encore  à  le  persuader  de 
mon  innocence.  11  blâma  ces  jeux  avec  une  prudence 
peu  commune  aux  ministres  de  l'Église  ;  mais  ses 
expressions  désignèrent  assez  l'idée  qu'il  concevait 
de  mon  tempérament.  Le  jeune,  la  prière,  la  médita- 
tion, le  cilice  furent  les  armes  dont  il  m'ordonna  de 
combattre  par  la  suite  mes  passions. 

«  Ne  portez  jamais,  me  dit-il,  la  main  ni  même 
les  yeux  sur  cette  partie  infâme  par  laquelle  vous 
pissez,  qui  n'est  autre  chose  que  la  pomme  qui  a 
séduit  Adam,  et  qui  a  opéré  la  condamnation  du 
genre  humain  par  le  péché  originel  ;  elle  est  habitée 
par  le  démon,  c'est  son  séjour,  c'est  son  tnjne  ;  évitez 
de  vous  laisser  surprendre  par  cet  ennemi  de  Dieu 
et  des  hommes.  La  Nature  couvrira  bientôt  cette 
partie  d'un  vilain  poil,  tel  que  celui  qui  sert  de  cou- 
verture aux  bétes  féroces,  pour  marquer,  par  cette 
punition,  que  la  honte,  l'obscurité  et  l'oubU  doivent 
être  son  partage.  Gardez-vous  encore  avec  plus  de 
précaution  de  ce  morceau  de  chair  des  jeunes  gar- 

2. 


10  THÉRÈSE   PHILOSOPHE 

(.ons  de  votre  âge  qui  faisait  votre  amusement  dans 
le  grenier  :  c'est  le  serpent,  ma  chère,  qui  tenta 
Eve,  notre  mère  commune.  Que  vos  regards  et  vos 
attouchements  ne  soient  jamais  souillés  par  cette 
vilaine  bête  :  elle  vous  piquerait  et  vous  dévorerait 
infailliblement  tôt  ou  tard.  » 

«  Quoi  !  serait-il  bien  possible,  mon  père,  repris-je 
tout  émue,  que  ce  soit  là  un  serpent  et  qu'il  soit 
aussi  dangereux  que  vous  le  dites  !  Hélas  !  il  m'a 
paru  si  doux!  il  n'a  mordu  aucune  de  mes  compagnes  ; 
je  vous  assure  qu'il  n'avait  qu'une  très  petite  bouche 
et  point  de  dents,  je  l'ai  bien  vu...  « 

«  Allons,  mon  enfant,  dit  mon  confesseur,  en 
m'interrompant,  croyez  ce  que  je  vous  dis  :  les 
serpents  que  vous  avez  eu  la  témérité  de  toucher 
étaient  encore  trop  jeunes,  trop  petits  pour  opérer 
les  maux  dont  ils  sont  capables;  mais  ils  s'allon- 
geront, ils  grossiront,  ils  s'élanceront  contre  vous, 
c'est  alors  que  vous  devez  redouter  l'effet  du  venin 
qu'ils  ont  coutume  de  darder  avec  une  sorte  de 
fureur,  et  qui  empoisonnerait  votre  corps  et  votre 
âme.  )> 

Enfin,  après  quelques  autres  leçons  de  cette 
espèce,  le  bon  Père  me  congédia  en  me  laissant 
dans  une  étrange  perplexité.  Je  me  retirai  dans  ma 
chambre,  l'imagination  frappée  de  ce  que  je  venais 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE  11 

d'entendre,  mais  bien  plus  affectée  de  l'idée  de  l'ai- 
mable serpent  que  de  celle  des  remontrances  et  des 
menaces  qui  m'avaient  été  faites  à  son  sujet.  Néan- 
moins, j'exécutai  de  bonne  foi  ce  que  j'avais  promis  ; 
je  résistai  aux  efforts  de  mon  tempérament  et  je 
devins  un  exemple  de  vertu. 

Que  de  combats,  mon  cher  comte,  il  m'a  fallu 
rendre  jusqu'à  l'âge  de  vingt-cin({  ans,  temps  auquel 
ma  mère  me  relira  de  ce  maudit  couvent  !  J'en  avais 
à  peine  seize  lorsque  je  tombai  dans  un  état  de 
langueur  qui  était  le  fruit  de  mes  méditations,  elles 
m'avaient  fait  apercevoir  sensiblement  deux  passions 
dans  moi,  qu'il  m'était  iuipossible  de  concilier.  D'un 
côté,  j'aimais  Dieu  de  bonne  foi,  je  désirais  de  tout 
mon  cœur  le  servir  de  la  manière  dont  on  m'assu- 
rait qu'il  voulait  être  servi.  D'un  autre  côté,  je  sen- 
tais des  désirs  violents  dont  je  ne  pouvais  démêler 
le  but.  Ce  serpent  charmant  se  peignait  sans  cesse 
dans  mon  àme  et  s'y  arrêtait  malgré  moi,  soit  en 
veillant,  ou  en  dormant.  Quelquefois,  tout  émue,  je 
croyais  y  porter  la  main,  je  le  caressais,  j'admirais 
son  air  noble,  altier.  sa  fermeté,  quoique  j'en  igno- 
rasse encore  l'usage;  mon  cœur  battait  avec  une 
vitesse  étonnante,  et  dans  la  force  de  mon  extase 
ou  de  mon  rêve,  toujours  marqué  par  un  frémis- 
sement de  volupté,  je  ne  me   connaissais  presque 


12  THÉRÈSE   PHILOSOPHE 

plus,  ma  main  se  trouvait  saisie  de  la  pomme,  mon 
doigt  remplaçait  le  serpent. 

Excitée  par  les  avant-coureurs  du  plaisir,  j'étais 
incapable  d'aucune  autre  réflexion  ;  l'enfer  entr'- 
ouvert  sous  mes  yeux  n'aurait  pas  eu  le  pouvoir  de 
m'arrêter  .  remords  impuissants  !  je  mettais  le  com- 
ble à  la  volupté. 

Que  de  troubles  ensuite  !  le  jeûne,  le  cilice,  la 
méditation  étaient  ma  ressource  :  je  fondais  en 
larmes.  Ces  remèdes,  en  détraquant  la  machine, 
me  guérirent  à  la  vérité  tout  à  coup  de  ma  passion  ; 
mais  ils  ruinèrent  ensemble  mon  tempérament  et  ma 
santé  ;  je  tombai  enfin  dans  un  état  de  langueur  qui 
me  conduisait  visiblement  au  tombeau,  lorsque  ma 
mère  me  retira  du  couvent. 

Répondez,  théologiens  fourbes  ou  ignorants  qui 
créez  nos  crimes  à  votre  gré  :  qui  est-ce  qui  avait 
mis  en  moi  les  deux  passions  dont  j'étais  combattue, 
Vamoii}'  de  Dieu  et  celui  du  plaisir  de  la  chair  ? 
Est-ce  la  Nature  ou  le  Diable  ?  Optez.  Mais  oseriez- 
vous  avancer  que  l'un  ou  l'autre  soient  plus  puis- 
sants que  Dieu?  S'ils  lui  sont  subordonnés,  c'est 
donc  que  Dieu  avait  permis  que  ces  passions  fus- 
sent en  moi  :  c'était  son  ouvrage.  Mais,  répliquerez- 
vous.  Dieu  vous  a  donné  la  raison  pour  voas  éclairer. 
Oui,  mais  non  pas  pour  me  décider.  La  raison  m'avait 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE  13 

bien  fait  apercevoir  les  deux  passions  dont  j'étais 
agitée  :  c'est  par  elle  que  j'ai  conçu  par  la  suite  que, 
tenant  tout  de  Dieu,  je  tenais  de  lui  ces  passions 
dans  toute  la  force  où  elles  étaient  ;  mais  cette 
même  raison  qui  m'éclairait  ne  me  décidait  point. 
Dieu,  cependant,  continuerez-vous,  vous  ayant  laissée 
maîtresse  de  votre  volonté,  vous  étiez  libre  de  vous 
déterminer  pour  le  bien  ou  pour  le  mal.  Pur  jeu 
de  mots.  Cette  volonté  et  cette  prétendue  liberté 
n'ont  de  degré  de  force,  n'agissent  que  conséqueni- 
ment  aux  degrés  de  force  des  passions  et  des  appé- 
tits qui  nous  sollicitent.  Je  parais,  par  exemple,  être 
libre  de  me  tuer,  de  me  jeter  par  la  fenêtre.  Point 
du  tout,  dès  que  l'envie  de  vivre  est  plus  forte  en 
moi  que  celle  de  mourir,  je  ne  me  tuerai  jamais.  Tel 
homme,  direz-vous,  est  bien  le  maître  de  donner  aux 
pauvres,  à  son  indulgent  confesseur,  cent  louis  d'or 
qu'il  a  dans  sa  poche.  11  ne  l'est  point  :  l'envie  qu'il  a  de 
conserver  son  argent  étant  plus  forte  que  celle  d'ob- 
tenir une  absolution  inutile  de  ses  péchés,  il  gardera 
nécessairement  son  argent.  Enfin,  chacun  peut  se 
démontrer  à  soi-même  que  la  raison  ne  sert  qu'à 
faire  connaître  à  l'homme  quel  est  le  degré  d'envie 
de  faire  ou  d'éviter  telle  ou  telle  chose,  combiné 
avec  le  plaisir  ou  le  déplaisir  qui  doit  lui  revenir. 
De    cette   connaissance    acquise    par    la    raison    il 


1-i  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 


résulte  ce  que  nous  appelons  la  volonté  et  la  déter- 
mination. Mais  cette  volonté  et  cette  détermina- 
tion sont  aussi  parfaitement  soumises  aux  degrés  de 
passion  ou  de  désir  qui  nous  agitent  qu'un  poids  de 
quatre  livres  détermine  nécessairement  le  côté  d'une 
balance  qui  n'a  que  deux  livres  à  soulever  dans  son 
autre  bassin. 

Mais,  me  dira  un  raisonneur  qui  n'aperçoit  que 
l'écorce,  ne  suis-je  pas  libre  de  boire  à  mon  dîner 
une  bouteille  de  bourgogne  ou  une  de  Champagne  ? 
Ne  suis-je  pas  le  maître  de  choisir  pour  ma  prome- 
nade la  grande  allée  des  Tuileries  ou  la  terrasse  des 
Feuillants? 

Je  conviens  que  dans  tous  les  cas  où  l'âme  est 
dans  une  indifférence  parfaite  sur  sa  détermination, 
que  dans  les  circonstances  où  les  désirs  de  faire 
telle  ou  telle  chose  sont  dans  une  balance  égale, 
dans  un  juste  équilibre,  nous  ne  pouvons  pas  aper- 
cevoir ce  défaut  de  liberté  ;  c'est  un  lointain  dans 
lequel  nous  ne  discernons  plus  les  objets  ;  mais  rap- 
prochons-les un  peu,  ces  objets,  nous  apercevons 
bientôt  distinctement  le  mécanisme  des  actions  de 
notre  vie,  et  dès  que  nous  en  connaîtrons  une,  nous 
les  connaîtrons  toutes,  puisque  la  Nature  n'agit 
que  par  un  même  principe. 

Notre  raisonneur  se  met  à  table,  on  lui  sert  des 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE  15 

huîtres;  ce  mets  le  détermine  pour  le  vin  de  Cham- 
pagne. Mais,  dira-t-on,  il  était  libre  de  choisir  du 
bourgogne.  Je  dis  que  non  :  il  est  bien  vrai  qu'un 
autre  motif,  qu'une  autre  envie  plus  puissante  que 
la  première  pouvait  le  déterminer  à  boire  de  ce  der- 
nier vin  :  eh  bien,  en  ce  cas,  cette  dernière  envie 
aurait  également  contraint  sa  prétendue  liberté. 

Notre  même  raisonueur,  en  entrant  aux  Tuileries, 
aperçoit  une  jolie  femme  de  sa  connaissance  sur  la 
terrasse  des  Feuillants  ;  il  se  détermine  à  la  joindre, 
à  moins  que  quelque  autre  raison  d'intérôt  ou  de 
plaisir  ne  le  conduise  dans  la  grande  allée.  Mais,  de 
quelque  côté  qu'il  choisisse,  ce  sera  toujours  une 
raison,  un  désir,  qui  le  décidera  invinciblement  à 
prendre  l'un  ou  l'autre  parti,  qui  contraindra  sa 
volonté. 

Pour  admettre  que  l'homme  fut  libre,  il  faudrait 
supposer  qu'il  se  déterminât  par  lui-même  ;  mais  s'il 
est  déterminé  par  les  degrés  de  passions  dont  la 
nature  et  les  sensations  1  affectent,  il  n'est  pas  libre  ; 
un  degré  de  désir  plus  ou  moins  vif  le  décide  aussi 
invinciblement  qu'un  poids  dequatre  livres  en  entraîne 
un  de  trois. 

Je  demande  encore  à  mon  dialogueur  qu'il  me  dise 
qu'est-ce  qui  l'empêche  de  penser  comme  moi  sur  la 
matière  dont  il  s'agit  ici,  et  pourquoi  je  ne  peux  pas 


16  THÉRÈSE   PHILOSOPHE 

me  déterminer  à  penser  comme  lui  sur  cette  matière. 
Il  me  répondra  sans  doute  que  ses  idées,  ses  notions, 
ses  sensations  le  contraignent  de  penser  comme  il 
fait.  Mais  de  cette  réflexion  qui  lui  démontre  inté- 
rieurement qu'il  n'est  pas  maître  d'avoir  la  volonté  de 
penser  comme  moi,  ni  moi  celle  de  penser  comme 
lui,  il  faut  bien  qu'il  convienne  que  nous  ne  sommes 
pas  libres  de  penser  de  telle  ou  telle  manière.  Or,  si 
nous  ne  sommes  pas  libres  de  penser,  comment 
serions-nous  libres  d'agir,  puisque  la  pensée  est  la 
cause,  et  que  l'action  n'est  que  l'effet  ;  et  peut-il 
résulter  un  effet  libre  d'une  cause  qui  n'est  pas 
libre  ?  Cela  implique  contradiction. 

Pour  achever  de  nous  convaincre  de  cette  vérité, 
aidons-nous  du  flambeau  de  l'expérience.  Grégoire, 
Daraon  et  Philinte  sont  trois  frères  qui  ont  été 
élevés  par  les  mêmes  maîtres  jusqu'à  l'âge  de  vingt- 
cinq  ans  ;  ils  ne  se  sont  jamais  quittés,  ils  ont  reçu  la 
même  éducation,  les  mêmes  leçons  de  morale,  de 
religion.  Cependant  Grégoire  aime  le  vin,  Damon 
aime  les  femmes,  Philinte  est  dévot.  Qui  est-ce  qui  a 
déterminé  les  trois  différentes  volontés  de  ces  trois 
frères  ?  Ce  ne  peut  être  ni  l'acquis,  ni  la  connaissance 
du  bien  et  du  mal  moral,  puisqu'ils  n'ont  reçu  que 
les  mêmes  préceptes  par  les  mêmes  maîtres  ;  chacun 
d'eux  avait  donc  en  lui  différents  principes,  diflféren- 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE  17 

tes  passions,  qui  ont  décidé  ces  diverses  volontés, 
malgré  l'uniformité  des  connaissances  acquises.  Je  dis 
plus  :  Grégoire,  qui  aimait  le  vin,  était  le  plus  hon- 
nête homme,  le  plus  sociable,  le  meilleur  ami  lorsqu'il 
n'avait  pas  hu,  mais  dès  qu'il  avait  goûté  de  cette 
liqueur  enchanteresse,  il  devenait  médisant,  calom- 
niateur, querelleur,  il  se  serait  coupé  la  gorge  par  goût 
avec  son  meilleur  ami.  Or,  Grégoire  était-il  maître  de 
ce  changement  de  volonté  qui  se  faisait  tout  à  coup 
dans  lui?  Non,  certainement,  puisque  de  sang-froid 
il  détestait  les  actions  qu'il  avait  été  forcé  de  com- 
mettre dans  le  vm.  Quelques  sots  cependant  admi- 
raient l'esprit  de  continence  dans  Grégoire,  qui 
n'aimait  pas  les  femmes  ;  la  sobriété  de  Damon, 
qui  n'aimait  le  vin  ;  et  la  piété  de  Philinte,  qui 
n'aimait  ni  les  femmes  ni  le  vin,  mais  qui  jouissait 
du  même  plaisir  que  les  deux  premiers,  par  son 
goût  pour  la  dévotion.  C'est  ainsi  que  la  plupart  des 
hommes  sont  dupes  de  l'idée  qu'ils  ont  des  vices  et 
des  vertus  hnmaines. 

Concluons.  L'arrangement  des  organes,  les  dispo- 
sitions des  fibres,  un  certain  mouvement  des  liqueurs 
donnent  le  genre  des  passions  ;  les  degrés  de  force 
dont  elles  nous  agitent  contraignent  la  raison, 
déterminent  la  volonté  dans  les  plus  grandes  actions 
de  notre  vie.    C'est  ce  qui  fait  l'homme  passionné. 


18  THÉRESK   PHILOSOPHE 


riiomiiie  sage,  riionime  fou.  Le  fou  n'est  pas  moins 
libre  que  les  deux  premiers,  puisqu'il  agit  par  les 
mêmes  principes  ;  la  nature  est  uniforme.  Supposer 
que  l'homme  est  libre  et  qu'il  se  détermine  par  lui- 
même,  c'est  le  faire  égal  à  Dieu. 

Revenons  à  ce  qui  me  regarde.  J'ai  dit  qu'à  vingt- 
cinq  ans  ma  mère  me  retira  presque  mourante  du 
couvent  où  j'étais.  Toute  la  machine  languissait, 
mon  teint  était  jaune,  mes  lèvres  livides  :  je  ressem- 
blais à  un  squelette  vivant.  Enfin,  la  dévotion  allait 
me  rendre  homicide  de  moi-même,  lorsque  je  rentrai 
dans  la  maison  de  ma  mère.  Un  habile  médecin, 
envoyé  de  sa  part  à  mon  couvent,  avait  connu 
d'abord  le  principe  de  ma  maladie.  Cette  liqueur 
divine,  qui  nous  procure  le  seul  plaisir  physique,  le 
seul  qui  se  goûte  sans  amertume ,  cette  liqueur,  dis- 
je,  dont  l'écoulement  est  aussi  nécessaire  à  certains 
tempéraments  que  celui  qui  résulte  des  aliments 
qui  nous  nourrissent,  avait  reflué  des  vaisseaux  qui 
lui  sont  propres  dans  d'autres  qui  luisent  élrangers; 
ce  qui  avait  jeté  le  désordre  dans  toute  la  ma- 
chine. 

On  conseilla  à  ma  mère  de  me  chercher  un  mari, 
comme  le  seul  remède  qui  pût  me  sauver  la  vie.  Elle 
m'en  parla  avec  douceur,  mais,  infatuée  que  j'étais 
de  mes  préjugés,  je  lui  répondis,  sans  ménagement, 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE  19 

que  j'aimais  mieux  mourir  que  de  déplair.'  à  Dieu 
par  un  état  aussi  méprisable,  qu'il  ne  tolérait  que 
par  un  effet  de  sa  grande  bonté.  Tout  ce  qu'elle  put 
me  dire  ne  m'ébranla  point;  la  nature  affaiblie  ne  nie 
laissait  aucune  espèce  de  désirs  pour  ce  monde  ;  je 
n'envisageais  que  le  bonheur  qu'on  m'avait  promis 
dans  l'autre. 

Je  continuai  donc  mes  exercices  de  piété  avec 
toute  la  ferveur  imaginable.  On  m'avait  beaucoup 
parlé  du  fameux  père  Dirrag  ;  je  voulus  le  voir,  il 
devint  mon  directeur,  etM"«  Eradice,  sa  plus  tendre 
pénitente,  fut  bient()t  ma  meilleure  amie. 

Vous  connaissez,  mon  cher  comte,  l'histoire  de 
ces  deux  célèbres  personnages  ;  je  n'entreprendrai 
point  de  vous  répéter  tout  ce  que  le  public  en  sait 
et  en  dit  ;  mais  un  trait  singulier,  dont  j'ai  été 
témoin,  pourra  vous  amuser,  et  servir  à  vous  con- 
vaincre que,  s'il  est  vrai  que  W"  Eradice  se  soit 
enfin  livrée  avec  connaissance  de  cause  aux  embras- 
sements  de  ce  cafard,  il  est  du  moins  cerlain  qu'elle 
a  été  longtemps  la  dupe  de  sa  sainte  lubricité. 

Mi'«  Eradice  avait  pris  pour  moi  l'amitié  la  plus 
tendre,  elle  me  confiait  ses  plus  secrètes  pensées  ; 
la  conformité  d'humeur,  de  pratique  de  piété,  peut- 
être  même  de  tempérament,  qui  était  entre  nous,  nous 
rendait  inséparables.  Toutes  deux  vertueuses,  notre 


20  THÉRÈSE   PHILOSOPHE 

passion  dominante  était  d'avoir  la  réputation  d'être 
saintes  avec  une  envie  démesurée  de  faire  des  mira- 
cles. Cette  passion  la  dominait  si  puissamment,  qu'elle 
eût  souffert,  avec  une  constance  digne  des  martyrs, 
tous  les  tourments  imaginables,  si  on  lui  eût  persuadé 
qu'ils  pouvaient  faire  ressusciter  un  second  Lazare  ; 
et  le  Père  Dirrag  avait,  par-dessus  tout,  le  talent  de 
lui  faire  croire  tout  ce  qu'il  voulait. 

Eradice  m'avait  dit  plusieurs  fois,  avec  une  sorte 
de  vanité,  que  ce  Père  ne  se  communiquait  tout 
entier  qu'à  elle  seule;  que  dans  les  entretiens  parti- 
culiers qu'ils  avaient  souvent  ensemble  chez  elle,  il 
l'avait  assurée  qu'elle  n'avait  plus  que  quelques  pas 
à  faire  pour  parvenir  à  la  sainteté  ;  que  Dieu  le  lui 
avait  révélé  dans  un  songe,  par  lequel  il  avait  connu 
clairement  qu'elle  était  à  la  veille  d'opérer  les  plus 
grands  miracles,  si  elle  continuait  à  se  laisser  con- 
duire par  les  degrés  de  vertu  et  de  mortification 
nécessaires. 

La  jalousie  et  l'envie  sont  de  tous  les  états  : 
celui  de  dévote  peut-être  en  est  le  plus  suscep- 
tible. 

Eradice  s'aperçut  que  j'étais  jalouse  de  son  bon- 
heur, et  que  même  je  paraissais  ne  pas  ajouter  foi  à 
ce  qu'elle  me  disait.  Effectivement,  je  lui  témoignais 
d'autant  plus  de  surprise  de  ce  qu'elle  m'apprenait 


THÉRÈSE  PH/LOSOPHE  21 

de  ses  entretiens  particuliers  avec  le  Père  Dirrag, 
qu'il  avait  toujours  éludé  d'en  avoir  de  semblables 
avec  raoi,  dans  la  maison  d'une  de  ses  pénitentes, 
mon  amie,  qui  était  stigmatisée,  ainsi  qu'Eradice. 
Sans  doute  que  ma  triste  ligure  et  que  mon  teint  jau- 
nâtre n'avaient  pas  paru  au  révérend  Père  être  pour 
lui  un  restaurant  propre  à  exciter  le  goût  nécessaire  à 
ses  travaux  spirituels.  J'étais  piquée  au  jeu  :  point 
de  stigmates,  point  d'entretien  particulier  pour  moi  ! 
Mon  humeur  perça,  j'affectai  paraître  ne  rien  croire. 

Eradice,  d'un  air  ému,  m'offrit  de  me  rendre,  dès 
le  lendemain  matin,  témoin  oculaire  de  son  bonheur. 
«  Vous  verrez,  me  dit-elle  avec  feu,  quelle  est  la  force 
de  mes  exercices  spirituels,  par  quels  degrés  de 
pénitence  le  bon  Père  me  conduit  à  devenir  une 
grande  sainte,  et  vous  ne  douterez  plus  des  extases, 
des  ravissements  qui  sont  une  suite  de  ces  mêmes 
exercices.  Que  mon  exemple,  ma  chère  Thérèse, 
ajouta-t-elle  en  se  radoucissant,  ne  peut-il  opérer 
dans  vous,  pour  premier  miracle,  la  force  de  détacher 
entièrement  votre  esprit  de  la  matière  par  la  grande 
vertu  de  la  méditation,  pour  ne  les  mettre  qu'en  Dieu 
seul  !  » 

Je  me  rendis  le  lendemain,  à  cinq  heures  du 
matin,  chez  Eradice,  comme  nous  en  étions  conve- 
nues. Je  la  trouvai  en  prière,  un  livre  à  la  main.  «  Le 


22  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

saint  homme  va  venir,  me  dit-elle,  et  Dieu  avec  lui  : 
cachez-vous  dans  ce  petit  cabinet,  d'oii  vous  pourrez 
entendre  et  voir  jusqu'où  la  bonté  divine  veut  bien 
s'étendre,  en  faveur  de  sa  vile  créature,  par  les  soins 
pieux  de  notre  directeur.  «  Un  instant  après,  on 
frappa  doucement  à  la  porte.  Je  me  sauvai  dans  le 
cabinet  dont  Eradice  prit  la  clef.  Un  trou  large 
comme  la  main,  qui  était  dans  la  porte  de  ce  cabinet 
couvert  d'une  vieille  tapisserie  de  Bergarae,  très 
claire,  me  laissait  voir  librement  la  chambre  en  son 
entier,  sans  risque  d'être  aperçue. 

Le  bon  Père  entra.  «  Bonjour,  ma  chère  sœur  en 
Dieu,  lui  dit-il.  Que  le  Saint-Esprit  et  saint  François 
soient  avec  vous  !  »  Elle  voulut  se  jeter  à  ses  pieds, 
mais  ii  la  releva  et  il  la  fit  asseoir  à  côté  de  lui.  «  II 
est  nécessaire,  lui  dit  le  saint  homme,  que  je  vous 
répète  les  principes  sur  lesquels  vous  devez  vous 
guider  dans  toutes  les  actions  de  votre  vie;  mais 
parlez-moi,  auparavant,  de  vos  stigmates  ;  celui  que 
vous  avez  sur  la  poitrine  est-il  toujours  dans  le  même 
état?  Voyons  un  peu.  »  Eradice  se  mit  d'abord  en 
devoir  de  découvrir  son  téton  gauche,  au-dessous 
duquel  il  était.  «  Ah  !  ma  sœur,  arrêtez  :  couvrez 
votre  sein  avec  ce  mouchoir  (il  lui  en  tendait  un)  ; 
de  pareilles  choses  ne  sont  pas  faites  pour  un  mem- 
bre de  notre  société  :  il  suffira  que  je  voie  la  plaie 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  '23 

que  saint  François  y  a  imprimée.  Ah  !  il  subsiste. 
Bon,  dit-il,  je  suis  content.  Saint  François  vous 
aime  toujours  :  la  plaie  est  vermeille  et  pure  ;  j'ai  eu 
soin  d'apporter  encore  avec  moi  le  saint  morceau  de 
son  cordon  ;  nous  en  aurons  besoin  à  la  suite  de  nos 
exercices.  Je  vous  ai  déjà  dit,  ma  sœur,  continua-t-il. 
que  je  vous  distinguais  de  toutes  mes  pénitentes, 
vos  compagnes,  parce  que  je  vois  que  Dieu  vous  dis- 
tingue de  son  saint  troupeau,  comme  le  soleil  est 
distingué  de  la  lune  et  des  autres  planètes.  C'est 
pour  cette  raison  que  je  n'ai  pas  craint  de  vous  révé- 
ler ses  mystères  les  plus  cachés.  Je  vous  l'ai  dit,  ma 
chère  sœur,  oubliez-vous  et  laissez  faire.  Dieu  ne 
veut  des  hommes  que  le  cœur  et  l'esprit.  C'est  en 
oubHant  le  corps  qu'on  parvient  à  s'unir  à  Dieu,  à 
devenir  sainte,  à  opérer  des  miracles.  Je  ne  puis  vous 
dissimuler,  mon  petit  ange,  que  dans  notre  dernier 
exercice,  je  me  suis  aperçu  que  votre  esprit  tenait 
encore  à  la  chair.  Quoi  !  ne  pouvez-vous,  en  partie, 
imiter  ces  bienheureux  martyrs,  qui  ont  été  flagellés, 
tenaillés,  rôtis,  sans  souifrir  la  moindre  douleur, 
parce  que  leur  imagination  était  tellement  occupée  de  la 
gloire  de  Dieu,  qu'il  n'y  avait  dans  eux  aucune  parti- 
cule d'esprit  qui  ne  fût  employée  à  cet  objet?  C'est 
un  mécanisme  certain,  ma  chère  fille  :  nous  sentons 
et  nous  n'avons  d'idée  du  bien  et  du  mal  physique, 


24  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

comme  du  bien  et  du  mal  moral,  que  par  la  voie  des 
sens. 

<c  Dès  que  nous  touchons,  que  nous  entendons, 
que  nous  voyons,  etc.,  un  objet,  des  particules  d'es- 
prit se  coulent  dans  les  petites  cavités  des  nerfs  qui 
vont  en  avertir  l'àme.  Si  vous  avez  assez  de  ferveur  pour 
rassembler,  par  la  force  de  la  méditation  sur  l'amour 
que  vous  devez  à  Dieu,  toutes  les  particules  d'esprit 
qui  sont  en  vous,  en  les  appliquant  toutes  à  cet  objet, 
il  est  certain  qu'il  n'en  restera  aucune  pour  avertir 
l'àme  des  coups  que  votre  chair  recevra  :  vous  ne  les 
sentirez  pas.  Voyez  ce  chasseur,  l'imagination  remplie 
de  forcer  le  gibier  qu'il  poursuit,  il  ne  sent  ni  les 
ronces,  ni  les  épines  dont  il  est  déchiré  en  perçant 
les  forêts.  Plus  faible  que  lui,  dans  un  objet  mille  fois 
plus  intéressant,  sentirez-vous  de  faibles  coups  de 
discipline,  si  votre  àme  est  fortement  occupée  du 
bonheur  qui  vous  attend?  Telle  est  la  pierre  de  tou- 
che qui  nous  conduit  à  faire  des  miracles  ;  tel  doit 
être  l'état  de  perfection  qui  nous  unit  à  Dieu.  Nous 
allons  commencer,  ma  chère  fille  :  remplissez  bien 
vos  devoirs,  et  soyez  sûre  qu'avec  l'aide  du  cordon 
de  saint  François  et  votre  méditation,  ce  pieux  exer- 
cice finira  par  un  torrent  de  délices  inexprimables. 
Mettez-vous  à  genoux,  mon  enfant,  et  découvrez  ces 
parties  de  la  chair  qui  sont  les  motifs  de  la  colère  de 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  25 

Dieu  :  la  mortification  qu'elles  éprouveront  unira  inti- 
mement votre  esprit  à  lui.  Je  vous  le  répète,  oubliez- 
vous  et  laissez-vous  faire.  » 

M"«  Eradice  obéit  aussitôt  sans  répliquer.  Elle  se 
mit  à  genoux  sur  un  prie-Dieu,  un  livre  devant  elle  ; 
puis,  levant  ses  jupes  et  sa  chemise  jusqu'à  la  cein- 
ture, elle  laissa  voir  des  fesses  blanches  comme  la 
neige  et  d'un  ovale  parfait,  soutenues  de  deux  cuisses 
d'une  proportion  admirable.  «  Levez  plus  haut  votre 
chemise,  lui  dit-il  :  elle  n'est  pas  bien  ;  là,  c'est 
ainsi.  Joignez  présentement  les  mains  et  élevez 
votre  âme  à  Dieu  ;  remplissez  votre  esprit  de  l'idée 
du  bonheur  éternel  qui  vous  est  prorais.  »  Alors  le 
Père  approcha  un  tabouret  sur  lequel  il  se  mit  à 
genoux  derrière  et  un  peu  à  côté  d'elle.  Sous  sa 
robe,  qu'il  releva  et  qu'il  passa  dans  sa  ceinture, 
était  une  grosse  et  longue  poignée  de  verges,  qu'il 
présenta  à  baiser  à  sa  pénitente. 

Attentive  à  l'événement  de  cette  scène,  j'étais 
remplie  d'une  sainte  horreur;  je  sentais  une  sorte 
de  frémissement  que  je  ne  puis  décrire.  Eradice  ne 
disait  mot.  Le  Père  parcourait,  avec  des  yeux  pleins 
de  feu,  les  fesses  qui  lui  servaient  de  perspective  ; 
et  comme  il  avait  ses  regards  fixés  sur  elles,  j'entr'- 
ouis  qu'il  disait  à  basse  voix,  d'un  ton  d'admiration: 
«  Ah  !  la  belle  gorge  !   Quels  tétons  charmants  !  » 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE 


Puis  il  se  baissait,  se  relevait  par  intervalles,  en 
marmottant  quelques  versets  ;  rien  n'échappait  à  sa 
lubricité.  Après  quelques  minutes,  il  demanda  à  sa 
pénitente  si  son  àme  était  entrée  en  contemplation. 
«  Oui,  mon  très  révérend  Père,  lui  dit-elle  ;  je  sens 
que  mon  esprit  se  détache  de  la  chair,  et  je  vous 
supplie  de  commencer  le  saint  œuvre.  —  Cela  suffit, 
reprit  le  Père,  votre  esprit  va  être  content.  >^  Il 
récita  encore  quelques  prières,  et  la  cérémonie 
commença  p^r  trois  coups  de  verges  qu'il  lui  appli- 
qua assez  légèrement  sur  le  derrière.  Ces  trois  coups 
furent  suivis  d'un  verset  qu'il  récita,  et  succcessive- 
ment  de  trois  autres  cuups  de  verges,  un  peu  plus 
forts  que  les  premiers. 

Après  cinq  ou  six  versets  récités  et  interrompus 
par  cette  sorte  de  diversion,  quelle  fut  ma  suprise, 
lorsque  je  vis  le  Père  Dirrag,  déboutonnant  sa 
culotte,  donner  l'essor  à  un  trait  enflammé  qui  était 
semblable  à  ce  serpent  fatal  qui  m'avait  attiré  les 
reproches  de  mon  ancien  directeur  !  Ce  monstre  avait 
acquis  la  longueur,  la  grosseur  et  la  fermeté  prédites 
par  le  capucin  ;  il  me  faisait  frissonner.  Sa  tète 
rubiconde  paraissait  menacer  les  fesses  d'Eradice, 
qui  étaient  devenues  du  plus  bel  incarnat  ;  le  visage 
du  Père  était  tout  en  feu.  ce  Vous  devez  être  présen- 
tement, dit-il,  dans  l'état  le  plus  piirfait  de  cuntem- 


THERESE   PHILOSOPHE 


plation  :  votre  àrne  doit  être  détachée  des  sens.  Si 
ma  fille  ne  trompe  pas  mes  saintes  espérances,  elle 
ne  voit  plus,  n'entend  plus,  ne  sent  plus.  « 

Dans  ce  moment,  ce  bourreau  fit  tomber  une 
grêle  de  coups  sur  toutes  les  parties  du  corps 
d'Eradice  qui  étaient  à  découvert.  Cependant  elle  ne 
disait  mot,  elle  semblait  être  immobile,  insensiMe  à 
ces  terribles  coups,  et  je  ne  distinguais  simplement 
dans  elle  qu'un  mouvement  convulsif  de  ses  deux 
fesses,  qui  se  serraient  et  se  desserraient  à  chaque 
instant.  «  Je  suis  content  de  vous,  lui  dit-il  après 
un  quart  d'heure  de  cette  cruelle  discipline  ;  il  est 
temps  que  vous  commenciez  à  jouir  du  fruit  de  vos 
saints  travaux  ;  ne  m'écoutez  pas,  ma  chère  fille, 
mais  laissez-vous  conduire  :  prosternez  votre  face 
contre  terre  :  je  vais,  avec  le  vénérable  cordon  de 
saint  François,  chasser  tout  ce  qui  reste  d'impur  au 
dedans  de  vous.  » 

Le  bon  Père  la  plaça,  en  effet,  dans  une  attitude 
humiliante  à  la  vérité,  mais  aussi  la  plus  commode  à 
ses  desseins.  Jamais  on  ne  l'a  présenté  plus  beau  : 
ses  fesses  étaient  entr'ouvertes,  et  on  découvrait  en 
entier  la  double  route  des  plaisirs. 

Après  un  instant  de  contemplation  de  la  part  du 
cafard,  il  humecta  de  salive  ce  qu'il  appelait  le  cor- 
don, et  en  proférant  quelques  paroles,  d'un  ton  qui 


28  THÉRÈSE   PHILOSOPHE 

sentait  l'exorcisme  d'un  prêtre  qui  travaille  à  chasser 
le  diable  du  corps  d'un  démoniaque,  Sa  Révérence 
commença  son  intromission. 

J'étais  placée  de  manière  à  ne  pas  perdre  la 
moindre  circonstance  de  cette  scène  ;  les  fenêtres 
de  la  chambre  où  elle  se  passait  faisaient  face  à  la 
porte  du  cabinet  dans  lequel  j'étais  renfermée. 
Eradice  venait  d'être  placée  à  genoux  sur  le  plan- 
cher, les  bras  croisés  sur  le  marchepied  de  son 
prie-Dieu,  et  la  tête  appuyée  sur  ses  bras;  sa  che- 
mise, soigneusement  relevée  jusqu'à  la  ceinture,  me 
laissait  voir,  à  demi-profil,  des  fesses  et  une  chute 
de  reins  admirables.  Cette  luxurieuse  perspective 
fixait  l'attention  du  très  révérend  Père,  qui  s'était 
mis  lui-même  à  genoux,  les  jambes  de  sa  pénitente 
placée  entre  les  siennes,  ses  culottes  basses,  son 
terrible  cordon  à  la  main,  marmottant  quelques  mots 
mal  articulés. 

Il  resta  pendant  quelques  instants  dans  cette 
édiliante  attitude,  parcourant  l'autel  avec  des  regards 
enflammés,  et  paraissant  indécis  sur  la  nature  du 
sacrifice  qu'il  allait  ofTrir.  Deux  embouchures  se  pré- 
sentaient, il  les  dévorait  des  yeux,  embarrassé  sur 
le  choix  :  l'une  était  un  friand  morceau  pour  un 
homme  de  sa  robe,  mais  il  avait  promis  du  plaisir, 
de  l'extase  à  sa  pénitente  ;  comment  faire  ?  11  osa 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE  29 

diriger  plusieurs  fois  la  tête  de  son  instrument  sur 
la  porte  favorite  à  laquelle  il  heurtait  légèrement  ; 
mais  enfin  la  prudence  l'emporta  sur  le  goût,  je  lui 
dois  cette  justice.  Je  vis  distinctement  le  rubicond 
priape  de  Sa  Révérence  enfiler  la  route  canonique, 
après  avoir  entr'ouvert  délicatement  les  lèvres 
vermeilles  avec  le  pouce  et  l'index  de  chaque  main. 
Ce  travail  fut  d'abord  entamé  par  trois  vigoureuses 
secousses  qui  en  firent  entrer  près  de  la  moitié  ; 
alors,  tout  à  coup,  la  tranquillité  apparente  du  Père 
se  changea  en  une  espèce  de  fureur.  Quelle  physio- 
nomie !  Ali  Dieu  !  Figurez-vous  un  satyre,  les  lèvres 
chargées  d'écume,  la  bouche  béante,  grinçant  parfois 
les  dents,  soufflant  comme  un  taureau  qui  mugit  : 
ses  narines  étaient  enflées  et  agitées  ;  il  soutenait 
ses  mains  élevées  à  quatre  doigts  de  la  croupe 
d'Eradice,  sur  laquelle  on  voyait  qu'il  n'osait  les 
appliquer  pour  y  prendre  un  point  d'appui  ;  ses 
doigts  écartés  étaient  en  convulsion,  et  se  formaient 
en  pattes  de  chapon  rôti.  Sa  tète  était  baissée  et 
ses  yeux  étincelants  restaient  fixés  sur  le  travail  de 
la  cheville  ouvrière,  dont  il  compassait  les  allées  et 
les  venues  de  manière  que,  dans  le  mouvement  de 
rétroaction,  elle  ne  sortit  pas  de  son  fourreau,  et 
que,  dans  celui  de  l'impulsion,  son  ventre  n'appuyât 
pas  au  ventre  de  la  pénitente,  laquelle,  par  réflexion, 


THERESE   PHILOSOPHE 


aurnit  pu  deviner  où  tenait  le  prétendu  cordon. 
Quelle  présence  d'esprit  ! 

Je  vis  qu'environ  la  longueur  d'un  travers  de 
pouce  du  saint  instrument  fut  constamment  réservée 
au  dehors  et  n'eut  pas  de  part  à  la  fête.  Je  vis 
qu'à  chaque  mouvement  que  le  croupion  du  Père 
faisait  en  arrière,  par  lequel  le  cordon  se  retirait  de 
son  gîte  jusqu'à  la  tète,  les  lèvres  de  la  partie 
d'Eradice  s'entr'ouvraient  et  paraissaient  d'un  incar- 
nat si  vif  qu'elles  charmaient  la  vue.  Je  vis  que, 
lorsque  le  Père,  par  un  mouvement  opposé,  poussait 
en  avant,  ces  mêmes  lèvres,  dont  on  ne  voyait  plus 
alors  que  le  petit  poil  noir  qui  les  couvrait,  serraient 
si  exactement  la  flèche,  qui  y  semblait  comme  en- 
gloutie, qu'il  eût  été  difficile  de  deviner  auquel  des 
deux  acteurs  appartenait  cette  cheville  par 
laquelle  ils  paraissaient  l'un  et  l'autre  également 
attachés. 

Quelle  mécanique  !  quel  spectacle,  mon  cher 
comte,  pour  une  fille  de  mon  âge,  qui  n'avait  aucune 
connaissance  de  ce  genre  de  mystère  !  Que  d'idées 
différentes  me  passèrent  dans  l'esprit,  sans  pouroir 
me  fixer  à  aucune  !  Il  me  souvient  seulement  que 
vingt  fois  je  fus  sur  le  point  de  m'aller  jeter  aux 
genoux  de  ce  célèbre  directeur,  pour  le  conjurer  de 
me  traiter  conmie  mon  amie.    Etait-ce  mouvement 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  3i 

de  concupiscence?  C'est  ce  qu'il  m'est  encore  impos- 
sible de  pouvoir  bien  démêler. 

Revenons  à  nos  acolytes.  Les  mouvements  du 
Père  s'accélérèrent  ;  il  avait  peine  à  garder  l'équilibre. 
Sa  posture  était  telle  qu'il  formait  à  peu  près,  de  la 
tête  aux  genoux,  un  S,  dont  le  ventre  allait  et 
venait  horizontalement  aux  fesses  d'Eradice.  La 
partie  de  celle-ci,  qui  servait  de  canal  à  la  cheville 
ouvrière,  dirigeait  tout  le  travail  ;  et  deux  énormes 
verrues  qui  pendaient  entre  les  cuisses  de  Sa  Révé- 
rence semblaient  en  être  comme  les  témoins. 
«  Votre  esprit  est-il  content,  ma  petite  sainte  ?  dit-il 
en  poussant  une  sorte  de  soupir.  Pour  moi,  je  vois 
les  cieux  ouverts;  la  grâce  suffisante  me  transporte; 
je...  » 

«  .Ml  !  mon  Père,  s'écria  Eradice,  quel  plaisir 
m'aiguillonne  !  Oui,  je  jouis  du  bonheur  céleste  ;  je 
sens  que  mon  esprit  est  entièrement  détaché  de  la 
matière  :  chassez,  mon  Père,  chassez  tout  ce  qui 
reste  d'impur  dans  moi.  Je  vois...  les...  an...ges; 
poussez  plus  avant...  poussez  donc...  Ah!...  ah!... 
bon...  saint  François  !...  ne  m'abandonnez  pas  ;  je 
sens  le  cor...  le  cor...  le  cordon...  Je  n'en  puis  plus... 
je  me  meurs  !...  » 

Le  Père,  qui  sentait  également  les  approches  du 
souverain  plaisir,  bégayait,  poussait,  soufflait,  haie- 


32  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

tait.  Enfin,  les  dernières  paroles  d'Eradice  furent  le 
signal  de  sa  retraite  :  je  vis  le  fier  serpent  devenu 
humble,  rampant,  sortir,  couvert  d'écume,  de  son 
étui. 

Tout  fut  promptement  remis  dans  sa  place,  et  le 
Père,  en  laissant  tomber  sa  robe,  gagna  à  pas  chan- 
celants le  prie-Dieu  qu'Eradice  avait  quitté.  Là,  fei- 
gnant de  se  mettre  en  oraison,  il  ordonna  à  sa  péni- 
tente de  se  lever,  de  se  couvrir,  puis  de  venir  se 
joindre  à  lui,  pour  remercier  le  Seigneur  des  faveurs 
qu'elle  venait  d'en  recevoir. 

Que  vous  dirai-je  enfin,  mon  cher  comte  !  Dirrag 
sortit,  et  Eradice,  qui  m'ouvrit  la  porte  du  cabinet, 
me  sauta  au  cou  en  m'abordant.  «  Ah  !  ma  chère 
Thérèse,  me  dit-elle,  prends  part  à  ma  félicité  :  oui, 
j'ai  vu  le  paradis  ouvert,  j'ai  participé  au  bonheur 
des  anges.  Que  de  plaisirs,  mon  amie,  pour  un  mo- 
ment de  peines  !  Par  la  vertu  du  saint  cordon,  mon 
âme  était  presque  détachée  de  la  matière.  Tu  as  pu 
voir  par  où  notre  bon  directeur  l'a  introduit  en  moi. 
Eh  bien  !  je  t'assure  que  je  l'ai  senti  pénétrer  jusqu'à 
mon  cœur  ;  un  degré  de  ferveur  de  plus,  n'en  doute 
point,  je  passais  à  jamais  dans  le  séjour  des  bien- 
heureux. » 

Eradice  me  tint  mille  autres  discours  avec  un  ton, 
avec  une  vivacité  qui  ne  purent  me  laisser  douter  de 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE  33 

la  réalité  du  bonheur  suprême  dont  elle  avait  joui. 
J'étais  si  émue  qu'à  peine  lui  répondis-je  pour  la 
féliciter;  mon  cœur  étant  dans  la  plus  vive  agitation, 
je  l'embrassai  et  je  sortis. 

Que  de  réflexions  sur  l'abus  qui  se  fait  des  choses 
les  plus  respectables  établies  dans  la  société  !  Avec 
quel  art  ce  penaillon  conduit  sa  pénitente  à  ses  fins 
impudiques!  Il  lui  échauffe  l'imagination  sur  l'envie 
d'être  sainte  ;  il  lui  persuade  qu'on  n'y  parvient 
qu'en  détachant  l'esprit  de  la  chair.  De  là  il  la  con- 
duit à  la  nécessité  d'en  faire  l'épreuve  par  une  vigou- 
reuse discipline  :  cérémonie  qui  était  sans  doute  un 
restaurant  du  goût  du  cafard,  propre  à  réveiller  l'é- 
lasticité usée  de  son  nerf  érecteur.  «  Vous  ne  devez 
rien  sentir,  lui  dit-il,  rien  voir,  rien  entendre,  si 
votre  contemplation  est  parfaite.  « 

Par  ce  moyen,  il  s'assure  qu'elle  ne  tournera  pas 
la  tête,  qu'elle  ne  verra  rien  de  son  impudicité.  Les 
coups  de  fouet  qu'il  lui  applique  sur  les  fesses  atti- 
rent les  esprits  dans  le  quartier  qu'il  doit  attaquer, 
ils  réchauffent  ;  et  enfin  la  ressource  qu'il  s'est  pré- 
parée par  le  cordon  de  saint  François,  qui,  par  son 
intromission,  doit  chasser  tout  ce  qui  reste  d'impur 
dans  le  corps  de  sa  pénitente,  le  fait  jouir  sans 
crainte  des  faveurs  de  sa  docile  prosélyte;  elle  croit 
tomber  dans  une  extase  divine,  purement  spirituelle, 


34  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

lorsqu'elle  jouit  des  plaisirs  de  la  chair  les  plus 
voluptueux. 

Toute  l'Europe  a  su  l'aventure  du  père  Dirrag  et 
de  M"«  Eradice,  tout  le  monde  en  a  raisonné,  mais 
peu  de  personnes  ont  connu  réellement  le  fond  de 
cette  histoire,  qui  était  devenue  une  affaire  de  parti 
entre  les  M...  et  les  J...  (1).  Je  ne  répéterai  point  ici 
ce  qui  en  a  été  dit  ;  toutes  les  procédures  vous  sont 
connues  ;  vous  avez  vu  les  factums,  les  écrits  qui 
ont  paru  de  part  et  d'autre,  et  vous  savez  quelle  en 
a  été  la  suite.  Voici  le  peu  que  j'en  sais  par  moi- 
même,  au  delà  du  fait  dont  je  viens  de  vous  rendre 
compte. 

M"e  Eradice  est  à  peu  près  de  mon  âge.  Elle  est 
née  à  Volnot,  fille  d'un  marchand,  auprès  duquel  ma 
mère  se  logea  lorsqu'elle  alla  s'établir  dans  cette 
ville.  Sa  taille  est  bien  prise,  et  sa  peau  d'une  beauté 
singulière,  blanche  à  ravir;  ses  cheveux  noirs  comme 
jais  ;  de  très  beaux  yeux,  un  air  de  vierge.  Nous 
avons  été  amies  dans  l'enfance  ;  mais,  lorsque  je  fus 
mise  au  couvent,  je  la  perdis  de  vue.  Sa  passion 
dominante  était  de  se  distinguer  de  ses  compagnes, 
de  faire  parler  d'elle.  Cette  passion,  jointe  à  un  grand 


(1)  Les  Moines  (sans  doule)  el  les  Jésuites.  Ce  fut,  en  réa- 
lité, une  lutte  acharnée  entre  jansénistes  et  jésuites. 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE  35 

fonds  de  tendresse,  lui  fit  choisir  le  parti  de  la  dévo- 
tion, comme  le  plus  propre  à  son  projet.  Elle  aima 
Dieu  comme  on  aime  son  amant.  Dans  le  temps  que 
je  la  retrouvai,  pénitente  du  père  Dirrag,  elle  ne 
parlait  que  de  méditation,  de  contemplation,  d'orai- 
sons ;  c'était  alors  le  style  de  la  gent  mystique  de  la 
ville  et  même  de  la  province.  Ses  manières  modestes 
lui  avaient  acquis  depuis  longtemps  la  réputation 
d'une  haute  vertu.  Eradice  avait  de  l'esprit,  mais  elle  ne 
l'appliquait  qu'à  parvenir  à  satisfaire  l'envie  démesurée 
qu'elle  avait  de  faire  des  miracles  ;  tout  ce  qui  flattait 
cette  passion  devenait  pour  elle  une  vérité  incontes- 
table. Tels  sont  les  faibles  humains  :  la  passion  domi- 
nante dont  chacun  d'eux  est  aftecté  absorbe  toujours 
toutes  les  autres  ;  ils  n'agissent  qu'en  conséquence 
de  cette  passion  ;  elle  les  empêche  d'apercevoir  les 
plus  claires  qui  devraient  servir  à  la  détruire. 

Le  Père  Dirrag  était  né  à  Lùde.  Lors  de  son  aven- 
ture, il  avait  environ  cinquante-trois  ans  ;  son  visage 
était  tel  que  celui  que  nos  peintres  donnent  aux 
satyres.  Quoique  excessivement  laid,  il  avait  quelque 
chose  de  spirituel  dans  la  physionomie.  La  paillardise, 
l'impudicité  étaient  peintes  dans  ses  yeux  ;  dans  ses 
actions,  il  ne  paraissait  occupé  que  du  salut  des  âmes 
et  de  la  gloire  de  Dieu.  11  avait  beaucoup  de  talents 
pour  la  chaire  ;  ses  exhortations,  ses  discours  étaient 


36  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

pleins  de  douceur,  d'onction.  11  avait  l'art  de  persua- 
der. Xé  avec  beaucoup  d'esprit,  il  remployait  tout 
entier  à  acquérir  la  réputation  de  convertisseur  ;  et, 
en  effet,  un  nombre  considérable  de  femmes  et  de 
filles  du  monde  ont  embrassé  le  parti  de  la  péni- 
tence sous  sa  direction. 

On  voit  que  la  ressemblance  des  caractères  et  des 
vues  de  ce  Père  et  de  M"«  Eradice  suffisait  pour  les 
unir.  Aussi,  dès  que  le  premier  parut  à  Volnot,  où  sa 
réputation  était  déjà  parvenue  avant  lui,  Eradice  se 
jeta,  pour  ainsi  dire,  dans  ses  bras.  A  peine  se  con- 
nurent-ils qu'ils  se  regardèrent  mutuellement  comme 
des  sujets  propres  à  augmenter  leur  gloire  réci- 
proque. Eradice  était  certainement  d'abord  dans  la 
bonne  foi  ;  mais  Dirrag  savait  à  quoi  s'en  tenir  :  l'ai- 
mable figure  de  sa  nouvelle  pénitente  l'avait  séduit, 
et  il  entrevit  qu'il  séduirait  à  son  tour  et  tromperait 
facilement  un  cœur  flexible,  tendre,  rempli  de  préju- 
gés, un  esprit  qui  recevait  avec  la  docilité,  la  persua- 
sion la  plus  entière,  le  ridicule  des  insinuations  et 
des  exhortations  mystiques.  De  là  il  forma  son  plan, 
tel  que  je  l'ai  peint  plus  haut.  Les  premières  bran- 
ches de  ce  plan  lui  assuraient  bien  de  l'amusement 
voluptueux,  de  la  fustigation,  et  il  y  avait  quelque 
temps  que  le  bon  Père  en  usait  ainsi  avec  quelques 
autres  de  ses  pénitentes  :  c'était,  jusqu'alors,  à  quoi 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE  37 

s'étaient  bornés  ses  plaisirs  libidineux  avec  elles  ; 
mais  la  fermeté,  le  contour,  la  blancheur  des  fesses 
d'Eradice  avaient  tellement  échauffé  son  imagination 
qu'il  résolut  de  franchir  le  pas. 

Les  grands  hommes  percent  à  travers  les  plus 
grands  obstacles  :  celui-ci  imagina  donc  l'introduction 
d'un  morceau  de  cordon  de  saint  François,  relique 
qui,  par  son  intromission,  devait  chasser  tout  ce  qui 
restait  d'impur  et  de  charnel  dans  sa  pénitente,  et  la 
conduire  à  l'extase.  C'est  alors  qu'il  imagina  les 
stigmates,  imités  de  ceux  de  saint  François.  Il  fit 
venir  secrètement  à  Volnot  une  de  ses  anciennes 
pénitentes  qui  avait  toute  sa  confiance,  et  qui  rem- 
plissait ci-devant,  avec  connaissance  de  cause,  les 
fonctions  qu'il  destinait  intérieurement  à  Eradice.  Il 
trouvait  celle-ci  trop  jeune  et  trop  enthousiasmée  de 
l'envie  de  faire  des  miracles  pour  aventurer  de  la 
rendre  dépositaire  de  son  secret. 

La  vieille  pénitente  arriva  et  fit  bientôt  connais- 
sance de  dévotion  avec  Eradice,  à  qui  elle  tâcha  d'en 
insinuer  une  particulière  pour  saint  François,  son 
patron.  On  composa  une  eau  qui  devait  opérer  des 
plaies  imitées  des  stigmates  ;  et  le  jeudi  saint,  sous 
le  prétexte  de  la  Cène,  la  vieille  pénitente  lava  les 
pieds  d'Eradice  et  y  appliqua  de  celte  eau,  qui  fit 
son  effet. 


38  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

Eradice  confia,  deux  jours  après,  à  la  vieille 
qu'elle  avait  une  blessure  sur  chaque  pied.  «  Quel 
bonheur  !  quelle  gloire  pour  vous  !  s'écria  celle-ci. 
Saint  François  vous  a  communiqué  ses  stigmates. 
Dieu  veut  faire  de  vous  la  plus  grande  sainte. 
Voyons  si,  comme  votre  grand  patron,  votre  côté  ne 
serait  pas  stigmatisé.  »  Elle  porta  de  suite  la  main 
sous  le  téton  gauche  d'Eradice,  où  elle  appliqua 
pareillement  de  son  eau  :  le  lendemain  nouveau 
stigmate. 

Eradice  ne  mantjua  pas  de  parler  de  ce  miracle  à 
son  directeur,  qui,  craignant  l'éclat,  lui  recommanda 
l'humilité  et  le  secret.  Ce  fut  inutilement;  la  passion 
dominante  de  celle-ci  étant  la  vanité  de  paraître 
sainte,  sa  joie  perça  ;  elle  fit  des  confidences  ;  ses 
stigmates  firent  du  bruit,  et  toutes  les  pénitentes  du 
Père  voulurent  être  stigmatisées. 

Dirrag  sentit  qu'il  était  nécessaire  de  soutenir  sa 
réputation,  mais  en  même  temps  de  tâcher  de  faire 
une  diversion  qui  empêchât  les  yeux  du  public  de 
rester  fixés  sur  la  seule  Eradice.  Quelques  autres 
pénitentes  furent  donc  aussi  stigmatisées  par  les 
mêmes  moyens  :  tout  réussit. 

Eradice,  cependant,  se  voua  à  saint  François;  son 
directeur  l'assura  qu'il  avait  lui-même  la  plus  grande 
confiance  en  son  intercession;  il  ajouta  qu'il  avait 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  39 

opéré  nombre  de  miracles  par  les  moyens  d'un  grand 
morceau  du  cordon  de  ce  saint,  qu'un  Père  de  la  so- 
ciété lui  avait  rapporté  de  Rome,  et  qu'il  avait  chassé, 
par  la  vertu  de  cette  relique,  le  diable  du  corps  de 
plusieurs  démoniaques,  en  Tintroduisant  dans  la 
bouche  ou  dans  quelque  autre  conduit  de  la  nature, 
suivant  l'exigence  des  cas.  Il  lui  montra  enfin  ce  pré- 
tendu cordon,  qui  n'était  autre  chose  qu'un  assez 
gros  morceau  de  corde,  de  8  pouces  de  longueur, 
enduit  d'un  mastic  qui  le  rendait  dur  et  uni.  11  était 
recouvert  proprement  d'un  étui  de  velours  cramoisi, 
qui  lui  servait  de  fourreau  ;  en  un  mot,  c'était  un  de 
ces  meubles  de  religieuse  que  l'on  nomme  godemi- 
ché.  Sans  doute  que  Dirrag  tenait  ce  présent  de 
quelque  vieille  abbesse,  de  qui  il  l'avait  exigé.  Quoi 
qu'il  en  soit,  Eradice  eut  bien  de  la  peine  à  obtenir 
la  permission  de  baiser  humblement  cette  relique, 
que  le  Père  assurait  ne  pouvoir  être  touchée  sans 
crime  par  des  mains  profanes. 

Ce  fut  ainsi,  mon  cher  comte,  que  le  Père  Dirrag 
conduisit  par  degrés  sa  nouvelle  pénitente  à  souffrir, 
pendant  plusieurs  mois,  ses  impudiques  embrasse- 
raents,  lorsqu'elle  ne  croyait  jouir  que  d'un  bonheur 
purement  spirituel  et  céleste. 

C'est  d'elle  que  j'ai  su  toutes  ces  circonstances, 
quelque  temps  après  le  jugement  de  son  procès.  Elle 


iO  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

me  confia  que  ce  fut  un  certain  moine  (qui  a  joué 
un  grand  rôle  dans  cette  affaire)  qui  lui  dessilla  les 
yeux.  Il  était  jeune,  beau,  bien  fait,  passionnément 
amoureux  d'elle,  ami  de  son  père  et  de  sa  mère, 
chez  qui  ils  mangeaient  souvent  ensemble.  II  s'attira 
sa  confiance;  il  démasqua  l'impudique  Dirrag;  et  je 
compris  sensiblement,  à  travers  tout  ce  qu'elle  me 
dit,  qu'elle  se  livra  alors  de  bonne  foi  aux  embrasse- 
ments  du  luxurieux  moine;  j'entrevis  même  que 
celui-ci  n'avait  pas  démenti  la  réputation  de  son 
ordre,  et,  par  une  heureuse  conformation  comme 
par  des  leçons  redoublées,  il  dédommagea  ample- 
ment sa  nouvelle  prosélyte  du  sacrifice  qu'elle  lui 
fit  des  supercheries  hebdomadaires  de  son  vieux 
druide. 

Dès  qu'Eradice  eut  reconnu  l'illusion  du  feftit 
cordon  de  Dirrag  par  l'application  aimable  du 
membre  naturel  du  moine,  l'éloquence  de  cette  dé- 
monstration lui  fit  sentir  qu'elle  avait  été  grossière- 
ment dupée.  Sa  vanité  se  trouva  blessée,  et  la  ven- 
geance la  porta  à  tous  les  excès  que  vous  avez 
connus,  de  concert  avec  le  fier  moine,  qui,  outre 
l'esprit  de  parti  qui  l'animait,  était  encore  jaloux  des 
faveurs  que  Dirrag  avait  surprises  à  son  amante.  Ses 
charmes  étaient  un  bien  qu'il  croyait  créé  pour  lui 
seul  ;  c'était  un  vol  manifeste  qu'     prétendait  lui 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  41 

avoir  été  fait,  dont  il  se  flattait  d'obtenir  une  puni- 
tion exemplaire  ;  la  grillade  seule  de  son  rival,  qu'il 
méditait,  pouvait  assouvir  son  ressentiment  et  sa 
vengeance. 

J'ai  dit  que,  dès  que  le  Père  Dirrag  fut  sorti  de  la 
chambre  de  M"«  Eradice,  je  me  retirai  chez  moi.  Dès 
que  je  fus  rentrée  dans  ma  chambre,  je  me  proster- 
nai à  genoux  pour  demander  à  Dieu  la  grâce  d'être 
traitée  comme  mon  amie.  Mon  esprit  était  dans  une 
agitation  qui  approchait  de  la  fureur;  un  feu  intérieur 
me  dévorait.  Tantôt  assise,  tantôt  debout,  souvent  à 
genoux,  je  ne  trouvais  aucune  place  qui  pût  me  fixer. 
Je  me  jetai  sur  mon  lit.  L'entrée  de  ce  membre 
rubicond  dans  la  partie  de  M^'^  Eradice  ne  pouvait 
sortir  de  mon  imagination,  sans  que  j'y  attachasse 
cependant  aucune  idée  distincte  de  plaisir,  et  encore 
moins  de  crime.  Je  tombai,  enfin,  dans  une  rêverie 
profonde,  pendant  laquelle  il  me  sembla  que  ce 
même  membre,  détaché  de  tout  autre  objet,  faisait 
son  entrée  dans  moi  par  la  même  voie. 

Machinalement,  je  me  plarai  dans  la  même  attitude 
que  celle  où  j'avais  vu  Eradice,  et  machinalement 
encore,  dans  l'agitation  qui  me  faisait  mouvoir,  je  me 
coulai  sur  le  ventre  jusqu'à  la  colonne  du  pied  du 
lit,  laquelle,  se  trouvant  passée  entre  mes  jambes  et 
mes  cuisses,  m'arrêta  et  servit  de  point  d'appui  à 


43  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

la  partie  où  je  sentais  une  démangeaison  inconce- 
vable. Le  coup  qu'elle  reçut  par  la  colonne  qui  la 
fixa  me  causa  une  légère  douleur,  qui  me  tira  de 
ma  rêverie,  sans  diminuer  l'excès  de  ma  démangeai- 
son. La  position  où  j'étais  exigeait  que  je  levasse 
mon  derrière  pour  tâcher  d'en  sortir  ;  de  ce  mouve- 
ment que  je  fis  en  remontant  et  coulant  ma 
moniche  le  long  de  la  colonne,  il  résulta  un  frotte- 
ment qui  me  causa  un  chatouillement  extraordinaire. 
Je  fis  un  second  mouvement,  pais  un  troisième,  etc., 
qui  eurent  une  augmentation  de  succès  :  tout  à 
coup  j'entrai  dans  un  redouhlement  de  fureur;  sans 
quitter  ma  situation,  sans  faire  aucune  espèce  de  ré- 
flexion, je  me  mis  à  remuer  le  derrière  avec  une  agilité 
incroyable,  glissant  toujours  le  long  de  la  salutaire 
colonne.  Bientôt  un  excès  de  plaisir  me  transporta, 
je  perdis  connaissance,  je  me  pâmai  et  m'endormis 
d'un  profond  sommeil. 

Au  bout  de  deux  heures  je  m'éveillai,  toujours  ma 
chère  colonne  entre  mes  cuisses,  couchée  sur  mon 
ventre,  mes  fesses  découvertes.  Cette  posture  me 
surprit;  je  ne  me  souvenais  de  ce  qui  s'était  passé 
que  comme  on  se  rappelle  le  tableau  d'un  songe. 
Cependant,  me  trouvant  plus  tranquille,  l'évacuation 
de  la  céleste  rosée  me  laissant  l'esprit  plus  libre,  je 
fis  quelques  réflexions  sur  tout  ce  que  j'avais  vu 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  43 

chez  Eradice  et  sur  ce  qui  venait  de  se  passer  dans 
moi,  sans  en  pouvoir  tirer  aucune  conclusion  raison- 
nable. La  partie  qui  avait  été  frottée  le  long  de  la 
colonne,  ainsi  que  l'intérieur  du  haut  de  mes  cuisses 
qui  l'avait  embrassée,  me  faisait  un  mal  cruel  ;  j'osai 
y  regarder  malgré  les  défenses  qui  m'avaient  été 
faites  par  mon  ancien  directeur  de  couvent  ;  mais  je 
n'osai  me  déterminer  à  y  porter  la  main  :  cela  m'avait 
été  trop  expressément  interdit. 

Comme  je  finissais  cet  examen,  la  servante  de  ma 
mère  vint  m'averlir  que  M^e  c...  et  M.  l'abbé  T... 
étaient  au  logis,  où  ils  devaient  dîner,  et  que  ma 
mère  m'ordonnait  de  descendre  pour  leur  faire  com- 
pagnie; je  les  joignis. 

11  y  avait  quelque  temps  que  je  n'avais  vu  U^^  C... 
Quoiqu'elle  eût  bien  des  bontés  pour  ma  mère,  à 
qui  elle  avait  rendu  de  grands  services,  et  qu'elle 
eût  la  réputation  d'une  femme  très  pieuse,  son  éloi- 
gnement  marqué  pour  les  maximes  du  Père  Dirrag, 
pour  ses  exhortations  mystiques  m'avaient  fait  cesser 
de  la  fré(iucnler,  afin  de  ne  pas  déplaire  à  mon 
directeur  :  il  n'était  pas  traitable  sur  l'article  et  ne 
voulait  point  que  son  troupeau  se  confondît  avec 
celui  des  autres  directeurs  ses  concurrents  ;  il  crai- 
gnait sans  doute  les  confidences,  les  éclaircissements  ; 
enfin,  c'était  une  condition  préalable,  très  recom- 


44  THÉRÈSE   PHILOSOPHE 

mandée  par  Sa  Révérence  et  très  exactement  obser- 
vée partout  ce  qui  formait  son  troupeau. 

Cependant,  nous  nous  mîmes  à  table.  Le  dîner  fut 
gai.  Je  me  sentais  beaucoup  mieux  que  de  coutume  : 
ma  langueur  avait  fait  place  à  de  la  vivacité  ;  plus  de 
maux  de  reins  :  je  me  trouvais  tout  autre.  Contre  l'or- 
dinaire des  repas  de  prêtres  et  de  dévotes,  on  ne 
médit  point  de  son  prochain  à  celui-ci.  L'abbé  T...  (1), 
qui  a  beaucoup  d'esprit  et  encore  plus  d'acquis,  nous 
fit  mille  petits  contes,  qui,  sans  intéresser  la  réputa- 
tion de  personne,  portèrent  la  joie  dans  le  cœur  des 
convives. 

Après  avoir  bu  du  Champagne  et  pris  le  café,  ma 
mère  me  tira  en  particulier  pour  me  faire  de  vifs 
reproches  sur  le  peu  d'attention  que  j'avais  eu  de- 
puis quelque  temps  à  cultiver  l'amitié  et  les  bonnes 
grâces  de  M°ie  C...  «  C'est  une  dame  aimable,  me 
dit-elle,  à  qui  je  dois  le  peu  de  considération  dont  je 
jouis  dans  cette  ville  ;  sa  vertu,  son  esprit,  ses  lumières 
la  font  estimer  et  respecter  de  toutes  les  personnes 
qui  la  connaissent  ;  nous  avons  besoin  de  son  appui  : 
je  désire  et  je  vous  ordonne,  ma  fille,  de  contribuer 


(1)  L'abbé  Terray  peut-être,  le  héros  des  Lauriers  ecclé- 
siastiques, dont  la  lecture  a  délecté  Thérèse  ;  elle  l'avoue  à 
la  fin  de  son  récit. 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  45 

de  tous  vos  efforts  à  l'engager  de  nous  conserver.  » 
Je  répondis  à  ma  mère  qu'elle  ne  devait  pas  douter 
de  ma  soumission  aveugle  à  ses  volontés.  Hélas  !  la 
pauvre  femme  ne  soupçonnait  guère  la  nature  des 
leçons  que  je  devais  recevoir  de  cette  dame,  qui 
jouissait  en  effet  de  la  plus  haute  réputation. 

Nous  rejoignîmes,  ma  mère  et  moi,  la  compagnie. 
Un  instant  après  je  m'approchai  de  M^^C...,  à  qui  je 
fis  des  excuses  sur  mon  peu  d'exactitude  à  lui  rendre 
mes  devoirs  ;  je  l;i  priai  de  me  permettre  de  réparer 
cette  faute  ;  j'essayai  même  d'entrer  dans  le  détail 
des  raisons  qui  me  l'avaient  fait  commettre;  mais 
M°»e  C...  m'interrompit  sans  me  permettre  d'achever. 
«  Je  sais,  me  dit-elle  avec  bonté,  tout  ce  que  vous 
voulez  me  dire  :  n'entrons  pas  en  matière  sur  des 
sujets  qui  ne  sont  point  de  notre  ressort  ;  chacun 
croit  avoir  ses  raisons  :  peut-être  sont-elles  toutes 
bonnes  ;  ce  qui  est  certain,  c'est  que  je  vous  verrai 
toujours  avec  grand  plaisir,  et  pour  commencer  à 
vous  en  convaincre,  ajouta-t-elle  en  élevant  la  voix, 
je  vous  emmène  ce  soir  pour  souper  avec  moi.  Vous  le 
voulez  bien  ?  dit-elle  à  ma  mère.  A  condition  que 
vous  soyez  de  la  partie  avec  M.  l'abbé  :  vous  avez 
l'un  et  l'autre  vos  affaires,  nous  vous  y  laisserons 
vaquer.  Pour  moi,  je  vais  me  promener  avec  M^'^  Thé- 
rèse; vous  savez  l'heure  et  le  lieu  du  rendez-vous.  » 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE 


Mn  mère  fut  enchantée  :  les  maximes  du  Père  Dirrag 
n'étaient  point  du  tout  de  son  goût  ;  elle  se  flatta  que 
les  conseils  de  M^^^  c..  changeraient  mes  disposi- 
tions pour  le  quiétisme  dont  on  le  soupçonnait  ;  peut- 
être  même  agissaient-elles  de  concert.  Quoi  qu'il 
en  soit,  elles  réussirent  bientôt  au  delà  de  leurs  espé- 
rances. 

Nous  sortîmes  donc,  M^e  G...  et  moi.  Mais  je  n'eus 
pas  fait  cent  pas  que  la  douleur  que  je  ressentais 
devint  si  vive  que  j'avais  peine  à  me  soutenir.  Je 
faisais  des  contorsions  horribles.  M""^  G...  s'en  aper- 
çut. «  Qu'avez-vous,  me  dit-elle,  ma  chère  Thérèse  ? 
Il  semble  que  vous  vous  trouviez  mal.  »  J'eus  beau 
dire  que  ce  n'était  rien,  les  femmes  sont  naturelle- 
ment curieuses  :  elle  me  fit  mille  questions  qui  me 
jetèrent  dans  un  embarras  qui  ne  lui  échappa  point. 
«  Seriez-vous,  me  dit- elle,  du  nombre  de  nos 
fameuses  stigmatisées  ■.''  Vos  pieds  ont  peine  à  vous 
porter,  et  vous  êtes  toute  décontenancée.  Venez,  mon 
enfant,  dans  mon  jardin,  où  vous  pourrez  vous 
tranquilliser.  »  Nous  en  étions  peu  éloignées.  Dès 
que  nous  y  fûmes  rendues,  nous  nous  assîmes  dans 
un  petit  cabinet  charmant  qui  est  sur  le  bord  de  la 
mer. 

Après  quelques  discours  vagues,  M^^e  G...  me 
demanda  de  nouveau  si  effectivement  j'avais  des  stig- 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  Al 

mates  et  comment  je  me  trouvais  de  la  direction  du 
Père  Dirrag.  «  Je  ne  puis  vous  cacher,  ajouta-t-elle, 
que  je  suis  si  étonnée  de  ce  genre  de  miracle  que  je 
désire  ardemment  de  voir  par  moi-même  s'il  existe 
en  effet  :  allons,  ma  chère  petite,  dit-elle,  ne  me 
cachez  rien  ;  exphquez-moi  de  quelle  manière  et 
quand  ces  plaies  ont  paru  ;  vous  devez  être  assurée 
que  je  n'abuserai  pas  de  votre  confiance,  et  je  pense 
que  vous  me  connaissez  assez  pour  n'en  pas 
douter.  » 

Si  les  femmes  sont  curieuses,  les  femmes  aiment 
aussi  à  parler  :  j'avais  un  peu  ce  dernier  défaut  ; 
d'ailleurs,  quelques  verres  de  vin  de  Champagne 
m'avaient  échauffé  la  têle  :  je  souffrais  beaucoup  ;  il 
n'en  fallait  pas  tant  pour  me  déterminer  à  tout  dire. 
Je  répondis  d'abord  tout  naturellement  à  M°i«  G... 
que  je  n'avais  pas  le  bonheur  d'être  du  nombre  de  ces 
élues  du  Seigneur,  mais  que  ce  même  matin  j'avais 
vu  les  stigmates  de  M"«  Eradice,  et  que  le  très  révé- 
rend Père  Dirrag  les  avait  visités  en  ma  présence. 
Nouvelles  questions  empressées  de  la  part  de  M™'*  G..., 
qui,  de  fil  en  aiguille,  de  circonstances  en  circons- 
tances, m'engagea  insensiblement  à  lui  rendre  compte, 
non  seulement  de  ce  que  j'avais  vu  chez  Eradice, 
mais  encore  de  ce  qui  m'était  arrivé  dans  ma  cham- 
bre, et  des  douleurs  qui  en  résultaient. 


48  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

Pendant  tout  ce  narré  singulier,  M^»  C...  eut  la 
prudence  de  ne  pas  témoigner  la  moindre  surprise  : 
elle  louait  tout  pour  m'engager  à  tout  dire.  Lorsque 
je  me  trouvais  embarrassée  sur  les  termes  qui  me 
manquaient  pour  expliquer  les  idées  de  ce  que  j'avais 
vu,  elle  exigeait  de  moi  des  descriptions  dont  la  lasci- 
veté  devait  beaucoup  la  réjouir  dans  la  bouche  d'une 
fille  de  mon  âge  et  aussi  simple  que  je  l'étais. 
Jamais  peut-être  tant  d'infamies  n'ont  été  dites  et 
ouïes  avec  autant  de  gravité. 

Dès  que  j'eus  fini  de  parler,  M'as  C...  parut  plon- 
gée dans  de  sérieuses  réflexions;  elle  ne  répondit 
que  par  monosyllabes  à  quelques  questions  que  je  lui 
posai.  Revenue  à  elle-même,  elle  me  dit  que  tout 
ce  qu'elle  venait  d'entendre  avait  quelque  chose  de 
bien  singulier,  qui  méritait  beaucoup  d'attention  ; 
qu'en  attendant  qu'elle  pût  m'apprendre  ce  qu'elle  en 
pensait  et  quel  était  le  parti  qu'il  convenait  que  je 
prisse  je  devais  d'abord  songer  à  soulager  la  douleur 
que  je  ressentais,  en  bassinant  avec  du  vin  chaud 
les  parties  qui  avaient  été  meurtries  par  le  frotte- 
ment de  la  colonne  de  mon  lit.  «  Gardez-vous  bien, 
me  dit-elle,  ma  chère  enfant,  de  rien  dire  à  votre 
mère,  ni  à  qui  que  ce  puisse  être,  et  encore  moins 
au  Père  Dirrag,  de  ce  que  vous  venez  de  me  confier. 
11  V  a  dans  tout  ceci  du  bien  et  du  mal.  Rendez-vous 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  49 

chez  moi  demain  vers  les  neuf  heures  du  matin,  je 
vous  en  dirai  davantage  ;  comptez  sur  mon  amitié  : 
l'excellence  de  votre  cœur  et  de  votre  caractère  vous 
l'a  entièrement  acquise.  Je  vois  votre  mère  qui 
s'avance  ;  allons  au-devant  d'elle  et  parlons  d'autre 
chose.  » 

M.  l'abbé  T...  entra  un  quart  d'heure  après.  On 
soupe  de  bonne  heure  en  province  ;  il  était  alors 
sept  heures  et  demie  ;  on  servit,  nous  nous  mîmes  à 
table. 

Pendant  le  souper,  M™"  G...  ne  put  s'empêcher  de 
lâcher  quelques  traits  satiriques  sur  le  Père  Dirrag  ; 
l'abbé  en  parut  surpris,  il  l'en  blâma  avec  délicatesse. 
«  Pourquoi,  poursuivit-il,  ne  pas  laisser  tenir  à  cha- 
cun la  conduite  qu'il  lui  convient,  pourvu  qu'elle  n'ait 
rien  de  contraire  à  l'ordre  établi?  Jusqu'à  présent, 
nous  ne  voyons  rien  du  Père  Dirrag  qui  s'en  éloigne  ; 
permettez-moi  donc,  madame,  de  n'être  pas  de  votre 
avis,  jusqu'à  ce  que  des  événements  justifient  les 
idées  que  vous  voulez  me  donner  de  ce  Père.  » 
Mnie  G...,  pour  ne  pas  être  obligée  de  répondre,  chan- 
gea adroitement  le  sujet  de  la  conversation.  On  quitta 
la  table  vers  les  dix  heures;  M"»^  G...  dit  quelques 
mots  à  l'oreille  de  M.  l'abbé,  qui  sortit  avec  ma  mère 
et  moi,  et  nous  reconduisit  chez  nous. 

Comme  il  est  juste,  mon  cher  comte,  que  vous 


50  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

sachiez  ce  que  c'est  que  M'ne  C...  et  M.  l'abbé  T..., 
je  pense  qu'il  est  temps  de  vous  en  donner  une 
idée. 

Madame  C...  est  née  demoiselle.  Ses  parents 
l'avaient  contrainte  d'épouser  à  quinze  ans  un  vieil 
officier  de  marine  qui  en  avait  soixante.  Celui-ci 
mourut  cinq  ans  après  son  mariage  et  laissa  M°»«  C... 
enceinte  d'un  garçon  qui,  en  venant  au  monde,  faillit 
faire  perdre  la  vie  à  celle  qui  lui  donnait  le  jour.  Cet 
enfant  mourut  au  bout  de  trois  mois,  et  M-^^  C...  se 
trouva,  par  cette  murt,  héritière  d'un  bien  assez  con- 
sidérable. Veuve,  jolie,  maîtresse  d'elle-même  à  l'âge 
de  vingt  ans,  elle  fut  bientôt  recherchée  de  tous  les 
épouseurs  de  la  province  ;  mais  elle  s'exphqua  si 
positivement  sur  le  dessein  où  elle  était  de  ne  jamais 
courir  les  risques  dont  elle  était  échappée  comme 
miraculeusement,  en  mettant  au  monde  son  premier 
enfant,  que  même  les  plus  empressés  abandon- 
nèrent la  partie. 

M^ne  C...  avait  beaucoup  d'esprit;  elle  était  ferme 
dans  ses  sentiments,  qu'elle  n'adoptait  qu'après  les 
avoir  miirement  examinés.  Elle  lisait  beaucoup  et 
aimait  à  s'entretenir  sur  les  matières  les  plus 
abstraites.  Sa  conduite  était  sans  reproches.  Amie 
essentielle,  elle  rendait  service  dès  qu'elle  le  pouvait. 
Ma  .mère  en  avait  d'utiles  expériences.  Elle  avait 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  51 

alors  vingt-six  ans  :  j'aurai  occasion,  par  suite,  de 
vous  faire  le  portrait  de  sa  personne. 

M.  l'abbé  T...,  ami  particulier  et  en  même  temps 
directeur  de  conscience  de  M^^  C...,  était  un  homme 
d'un  vrai  mérite.  11  était  âgé  de  quarante-quatre  à 
quarante- cinq  ans  :  petit,  mais  bien  fait,  une  phy- 
sionomie ouverte,  spirituelle,  soigneux  observateur 
des  bienséances  de  son  état,  aimé  et  recherché  de  la 
bonne  compagnie,  dont  il  faisait  les  délices.  A  beau- 
coup d'esprit  il  joignait  des  connaissances  étendues. 
Ses  bonnes  quahtés,  généralement  reconnues,  lui 
avaient  fait  obtenir  le  poste  qu'il  remphssait,  et  que 
je  dois  taire  ici.  11  était  confesseur  et  l'ami  des  gens 
de  mérite  de  l'un  et  de  l'auti-c  sexe,  comme  le  Père 
Dirrag  l'était  des  dévotes  de  profession,  des  enthou- 
siastes, des  quiétistes  et  des  fanatiques. 

Je  retournai  le  lendemain  matin  chez  M-^e  C...  à 
l'heure  convenue.  <.(.  Eh  bien  !  ma  chère  Thérèse,  me 
dit-elle  en  entrant,  comment  vont  vos  pauvres  petites 
parties  affligées  ?  Avez-vous  bien  dormi  ?  —  Tout  se 
porte  mieux,  madame,  lui  dis-je  ;  j'ai  fait  ce  que  vous 
m'avez  prescrit.  Tout  a  été  bien  bassiné,  cela  m'a 
soulagée  ;  mais  j'espère  au  moins  de  n'avoir  pas 
offensé  Dieu.  »  M'^^  C...  sourit,  et  après  m'avoir. 
fait  prendre  une  tasse  de  café  :  «  Ce  que  vous  m'avez^ 
confié  hier,  me  dit-elle,  est  de  plus  grande  çonsé- 


52  THÉRÈSE   PHILOSOPHE 

quence  que  vous  ne  pensez.  J'ai  cru  devoir  en  parler 
à  M.  T...,  qui  vous  attend  actuellement  à  son 
confessionnal.  J'exige  de  vous  que  vous  alliez  le 
trouver  et  que  vous  lui  répétiez  mot  à  mot  tout  ce 
que  vous  m'avez  dit.  C'est  un  honnête  homme  et  de 
bon  conseil  :  vous  en  avez  besoin.  Je  pense  qu'il  vous 
prescrira  une  nouvelle  façon  de  vous  conduire,  qui 
est  nécessaire  à  votre  salut  et  à  votre  santé.  Votre 
mère  mourrait  de  chagrin  si  elle  apprenait  ce  que  je 
sais  ;  car  je  ne  puis  vous  cacher  qu'il  y  a  des  horreurs 
dans  ce  que  vous  avez  vu  chez  M'i*  Eradice.  Allez, 
Thérèse,  partez  et  donnez  une  confiance  entière  à 
M.  T...  :  vous  n'aurez  pas  lieu  de  vous  en  repentir.  » 

Je  me  mis  à  pleurer,  et  je  sortis  toute  tremblante 
pour  aller  trouver  M.  T...,  qui  entra  dans  son 
confessionnal  dès  qu'il  m'aperçut. 

Je  ne  cachai  rien  à  M.  T....  qui  m'écouta  attenti- 
vement jusqu'au  bout,  sans  m'interrompre  que  pour 
me  demander  de  cert^iines  exphcations  sur  les  détails 
qu'il  ne  comprenait  pas.  a  Vous  venez,  me  dit-il,  de 
m'apprendre  des  choses  étonnantes  :  le  Père  Dirrag 
est  un  fourbe,  un  malheureux,  qui  se  laisse  emporter 
à  la  force  de  ses  passions  ;  il  marche  à  sa  perte,  et  il 
entraînera  celle  de  Mii«  Eradice  ;  néanmoins,  made- 
moiselle, il  faut  les  plaindre  plutôt  que  de  les  blâmer. 
Nous  ne  sommes  pas  toujours  maîtres  de  résister  à 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  53 

la  tentation  ;  le  bonheur  et  le  niallieur  de  notre  vie 
se  décident  souvent  par  les  occasions.  Soyez  donc 
attentive  à  les  éviter  ;  cessez  de  voir  le  Père  Dirrag 
et  toutes  ses  pénitentes,  sans  parler  mal  des  uns  ni 
des  autres  :  la  charité  le  veut  ainsi.  Fréquentez 
M™»  C...  ;  elle  a  pris  de  l'amitié  pour  vous,  elle  ne 
vous  donnera  que  de  bons  conseils  et  de  bons 
exemples  à  suivre. 

«  Parlons  présentement,  mon  enfant,  de  ces 
chatouillements  excessifs  que  vous  sentez  souvent 
dans  cette  partie  qui  a  frotté  à  la  colonne  de  votre  lit  ; 
ce  sont  des  besoins  de  tempérament,  aussi  naturels 
que  ceux  de  la  faim  et  de  la  soif  :  il  ne  faut  ni  les 
rechercher  ni  les  exciter  ;  mais  dès  que  vous  vous 
en  sentirez  vivement  pressée,  il  n'y  a  nul  inconvé- 
nient à  vous  servir  de  votre  main,  de  votre  doigt,  pour 
soulager  cette  partie  par  le  frottement  qui  lui  est 
alors  nécessaire.  Je  vous  défends  cependant  expressé- 
ment d'introduire  votre  doigt  dans  l'intérieur  de 
l'ouverture  qui  s'y  trouve  ;  il  suffît,  quant  à  présent, 
que  vous  sachiez  que  cela  pourrait  vous  faire  tort  un 
jour  dans  l'esprit  du  mari  que  vous  épouseriez.  Au 
reste,  comme  ceci,  je  vous  le  répète,  est  un  besoin 
que  les  lois  immuables  de  la  nature  excitent  en  nous, 
c'est  aussi  des  mains  de  la  nature  que  nous  tenons  le 
remède  que  je  vous  indique  pour  soulager  ce  besoin 


54  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

«  Or,  comme  nous  sommes  assurés  que  la  loi 
naturelle  est  d'institution  divine,  comment  oserions- 
nous  craindre  d'offenser  Dieu  en  soulageant  nos 
besoins  par  des  moyens  qu'il  a  mis  dans  nous,  qui 
sont  son  ou\Tage,  surtout  lorsque  ces  moyens  ne 
troublent  point  l'ordre  établi  dans  la  société  ?  11  n'en 
est  pas  de  même,  ma  chère  fille,  de  ce  qui  s'est 
passé  entre  le  Père  Dirrag  et  M"«  Eradice  :  ce 
Père  a  trompé  sa  pénitente,  il  a  risqué  de  la  rendre 
mère  en  substituant  à  la  place  du  feint  cordon  d<! 
saint  François  le  membre  naturel  de  l'homme,  qui 
sert  à  la  génération.  Par  là  il  a  péché  contre  la 
loi  naturelle,  qui  nous  prescrit  d'aimer  notre  pro- 
chain comme  nous-mêmes.  Est-ce  aimer  son  pro- 
chain que  de  mettre,  comme  il  l'a  fait,  M^'*  Eradice 
dans  le  hasard  d'être  perdue  de  réputation  et 
déshonorée  pour  toute  sa  vie  ? 

«  L'introduction,  ma  chère  enfant,  et  les  mouve- 
ments que  vous  avez  vus  de  ce  membre  du  Père 
dans  la  partie  naturelle  de  sa  pénitente,  qui  est  la 
mécanique  de  la  fabrique  du  genre  humain,  n'est 
permise  que  dans  l'état  de  mariage  :  dans  celui  de 
fille,  cette  action  peut  nuire  à  la  tranquillité  des 
familles  et  troubler  l'intérêt  public,  qu'il  faut  tou- 
jours respecter.  Ainsi,  tant  que  vous  ne  serez  pas 
liée  par  le  sacrement  du  mariage,  gardez-vous  bien 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  55 

de  souffrir  d'aucun  homme  une  pareille  opération,- 
en  quelque  sorte  d'attitude  que  ce  puisse  être.  Je 
vous  ai  indiqué  un  remède  qui  modère  l'excès  de 
vos  désirs  et  qui  tempère  le  feu  qui  les  excite. 
Ce  même  remède  contribuera  bientôt  au  rétablis- 
sement de  votre  santé  chancelante  et  vous  rendra 
votre  embonpoint.  Votre  figure  aimable  ne  manquera 
pas  de  vous  attirer  des  amants  qui  chercheront  à 
vous  séduire.  Soyez  bieiT  sur  vos  gardes  et  ne  per- 
dez point  de  vue  les  leçons  que  je  vous  donne.  C'en 
est  assez  pour  aujourd'hui,  ajouta  ce  sensé  direc- 
teur; vous  me  trouverez  ici  dans  huit  jours,  à  la 
même  heure  ;  souvenez-vous  au  moins  que  tout  ce 
qui  se  dit  dans  le  tribunal  de  la  pénitence  doit  être 
aussi  sacré  pour  le  pénitent  que  pour  son  confes- 
seur, et  que  c'est  un  péché  énorme  d'en  révéler  la 
moindre  circonstance  à  personne.  i^ 

Les  préceptes  de  mon  nouveau  directeur  avaient 
channé  mon  âme  ;  j'y  voyais  un  air  de  démonstra- 
tion soutenue,  un  principe  de  charité  qui  me  faisait 
sentir  le  ridicule  de  ce  que  j'avais  ouï  jusqu'alors. 

Après  avoir  passé  la  journée  à  réfléchir,  le  soir, 
avant  de  me  coucher,  je  me  i)réparais  à  bassiner  les 
parties  meurtries  :  tranquille  sur  les  regards  et  sur 
les  attouchements,  je  me  troussai  ;  et  m'étant  assise 
sur  le  bord  de  mon  lit,  j'écartai  les  cuisses  de  mon 


56  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

mieux  et  m'attachai  à  examiner  attentivement  cette 
partie  qui  nous  fait  femmes  ;  j'en  entr'ouvrais  les 
lèvres,  et  cherchant  avec  le  doigt  l'ouverture  par 
laquelle  le  Père  Dirrag  avait  pu  enfiler  Eradice  avec  un 
si  gros  instrument,  je  la  découvris,  sans  pouvoir  me 
persuader  que  ce  fût  elle  :  sa  petitesse  me  tenait 
dans  l'incertitude,  et  je  tentais  d'y  introduire  le  doigt, 
lorsque  je  me  souvins  de  la  défense  de  M.  T...  Je  le 
retirai  avec  promptitude,  en  remontant  le  long  de  la 
fente.  Une  petite  èminence  que  j'y  rencontrai  me 
causa  un  tressaillement;  je  m'y  arrêtai,  je  frottiu,  et 
bientôt  j'arrivai  au  comble  du  plaisir.  Quelle  heu- 
reuse découverte  pour  une  fille  qui  avait  dans  elle 
une  source  abondante  de  la  liqueur  qui  en  est  le 
principe  ! 

Je  nageai  pendant  six  mois  dans  un  torrent  de 
volupté,  sans  qu'il  m'arrivât  rien  qui  mérite  ici  sa 
place. 

Ma  santé  s'était  entièrement  rétablie  ;  ma  con- 
science était  tranquille,  par  les  soins  de  mon  nou- 
veau directeur,  qui  me  donna  des  conseils  sages 
et  combinés  avec  les  passions  humaines  :  je  le  voyais 
régulièrement  tous  les  lundis,  dans  le  confessionnal, 
et  tous  les  jours  chez  M^^  C...  Je  ne  quittais  plus 
cette  aimable  femme  :  les  ténèbres  de  mon  esprit 
se  dissipaient  ;  peu  à  peu  je  m'accoutumais  à  penser, 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  57 

à  raisonner  conséquemment.  Plus  de  Père  Dirrag 
pour  moi,  plus  d'Eradice. 

Que  l'exemple  et  les  préceptes  sont  de  grands 
maîtres  pour  former  le  cœur  et  l'esprit  !  S'il  est  vrai 
qu'ils  ne  nous  donnent  rien  et  que  chacun  ait  en  soi 
les  germes  de  tout  ce  dont  il  est  capable,  il  est  cer- 
tain du  moins  qu'ils  servent  à  développer  ces  germes 
et  à  nous  faire  apercevoir  les  idées,  les  sentiments 
dont  nous  sommes  susceptibles,  et  qui,  sans  l'exem- 
ple, sans  les  leçons,  resteraient  enfouis  dans  leurs 
entraves  et  dans  leurs  enveloppes. 

Cependant,  ma  mère  continuait  son  commerce  en 
gros,  qui  réussissait  mal  ;  on  lui  devait  beaucoup, 
elle  était  à  la  veille  d'essuyer  une  banqueroute 
de  la  part  d'un  négociant  de  Paris,  capable  de  la 
ruiner.  Après  s'être  consultée,  elle  se  détermina  à 
faire  un  voyage  dans  cette  superbe  ville.  Cette  tendre 
mère  m'aimait  trop  pour  me  perdre  de  vue  pendant 
un  espace  de  temps  qui  pouvait  être  fort  long  ;  il  fut 
résolu  que  je  l'accompagnerais.  Hélas  !  la  pauvre 
femme  ne  prévoyait  guère  qu'elle  y  finirait  ses 
tristes  jours  et  que  je  retrouverais  dans  les  bras  de 
mon  cher  comte  la  source  du  bonheur  des  miens. 

Il  fut  déterminé  que  nous  partirions  dans  un  mois, 
temps  que  j'allai  passer  avec  M"*  G...,  à  sa  maison 
de  campagne,  éloignée  d'une  petite  lieue  de  la  ville. 


58  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

M.  l'abbé  T...  y  venait  régulièrement  tous  les  jours 
et  y  couchait,  lorsque  ses  devoirs  le  lui  permettaient. 
L'un  et  l'autre  m'accablaient  de  caresses  ;  on  ne 
craignait  plus  de  tenir  devant  moi  des  propos  assez 
libres,  de  parler,  en  matière  de  morale,  de  religion, 
de  sujets  de  métaphysicpie,  dans  un  goût  bien  diffé- 
rent des  principes  que  j'avais  reçus.  Je  m'aperce- 
vais que  M™*  C...  était  contente  de  ma  façon  de 
penser  et  de  raisonner,  et  qu'elle  se  faisait  un  plai- 
sir de  me  conduire,  de  conséquence  en  conséquence, 
à  des  preuves  claires  et  éAidentes.  Quelquefois  seu- 
lement j'avais  le  chagrin  de  remarquer  que  l'abbé 
T...  lui  foisait  signe  de  ne  pas  pousser  ses  raison- 
nements sur  certaines  matières.  Cette  découverte 
m'humilia  ;  je  résolus  de  tout  tenter  pour  être  ins- 
truite de  ce  que  Ton  voulait  me  cacher.  Je  n'avais  pas 
jusqu'alors  formé  le  moindre  soupçon  sur  la  ten- 
dresse mutuelle  qui  les  unissait.  Bientôt  je  n'eus 
plus  rien  à  désirer,  comme  vous  allez  l'entendre. 

Vous  verrez,  mon  cher  c^mte,  quelle  est  la  source 
d'où  j'ai  puisé  les  principes  de  morale  et  de  méta- 
physique que  vous  avez  si  bien  cultivés  et  qui,  en 
m'éclairant  sur  ce  que  nous  sommes  dans  ce  monde 
comme  sur  ce  que  nous  avons  à  craindre  de  l'autre, 
assurent  la  tranquillité  d'une  vie  dont  vous  faites  tout 
le  plaisir. 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  59 

Nous  étions  alors  dans  les  plus  beaux  jours  de 
l'été  ;  Mfne  C...  se  lovait  ordinairement  vers  les  cinq 
heures  du  matin  pour  aller  se  promener  dans  un 
petit  bosquet  au  bout  de  son  jardin.  J'avais  remar- 
qué que  l'abbé  T...  s'y  rendait  aussi  lorsqu'il  cou- 
chait à  la  campagne,  qu'au  bout  d'une  heure  ou  deux 
ils  rentraient  ensemble  dans  l'appartement  où  cou- 
chait M=ie  C...  et  qu'ensuiite  l'un  et  l'autre  ne  pa- 
raissaient dans  la  maison  que  vers  les  huit  à  neuf 
heures. 

Je  résolus  de  les  prévenir  dans  le  bosquet  et  de 
m'y  cacher  de  manière  à  pouvoir  les  entendre. 
Comme  je  n'avais  pas  l'ombre  du  soupçon  de  leurs 
amours,  je  ne  prévoyais  point  du  tout  ce  que  je  per- 
dais en  ne  les  voyant  pas.  Je  fus  donc  reconnaître 
le  terrain  et  m'assurer  une  place  commode  à  mon 
projet. 

Le  soir,  en  souiiant,  la  conversation  tomba  sur  les 
opérations  et  les  [iroductions  de  la  nature.  «  Mais 
qu'est-ce  donc  que  cette  nature?  dit  iM™»  C...  Est- 
ce  un  être  particuHer?  Tout  ne  serait-il  pas  produit 
par  Dieu?  Serait-elle  une  divinité  subalterne?  —  En 
vérité,  vous  n'êtes  pas  raisonnable  de  parler  ainsi, 
réphqua  vivement  M.  l'abbé  T...,  en  lui  faisant  un 
clin  d'œil.  Je  vous  promets,  dit-il,  dans  notre  pro- 
menade, demain  matin,  de  vous  expliquer  l'idée  que 


60  THÉRÈSE   PHILOSOPHE 

l'on  doit  avoir  de  cette  mère  commune  du  genre 
humain  :  il  est  trop  tard  pour  toucher  cette  matière. 
Ne  voyez-vous  pas  qu'elle  accablerait  d'ennui  W*  Thé- 
rèse, qui  tombe  de  sommeil?  Si  vous  voulez  m'en 
croire  l'une  et  l'autre,  allons  nous  coucher;  je  vais 
finir  mes  heures,  et  je  suivrai  de  près  votre  exemple.  » 
Le  conseil  de  M.  l'abbé  fut  rempli  ;  chacun  se  retira 
dans  son  appartement. 

Le  lendemain,  dès  la  pointe  du  jour,  j'allai  me 
camper  dans  mon  embuscade.  Je  me  plaçai  dans  des 
broussailles  qui  étaient  derrière  une  espèce  de  bos- 
quet de  charmille,  orné  de  bancs  de  bois,  peints  en 
vert,  et  de  quelques  statues.  Après  une  heure  d'im- 
patience, mes  héros  arrivèrent  et  s'assirent  précisé- 
ment sur  le  banc  derrière  lequel  je  m'étais  gîtée. 

«  Oui,  en  vérité,  disait  l'abbé  en  entrant,  elle 
devient  tous  les  jours  plus  jolie  ;  ses  tétons  sont 
grossis  au  point  de  remplir  fort  bien  la  main  d'un 
honnête  ecclésiastique  ;  ses  yeux  ont  une  vivacité  qui 
ne  dément  pas  le  feu  de  son  tempérament,  car  elle 
en  a  un  des  plus  forts,  la  petite  friponne  de  Thé- 
rèse. Imagine-toi  qu'en  profitant  de  la  permission 
que  je  lui  ai  donnée  de  se  soulager  avec  le  doigt 
elle  le  fait  au  moins  une  fois  tous  les  jours.  Avoue 
que  je  suis  aussi  bon  médecin  que  docile  confesseur  ; 
je  lui  ai  guéri  le  corps  et  l'esprit. 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  61 

((  —  Mais,  abbé,  reprit  M»»*  C...,  auras-tu  bien- 
tôt fini  avec  ta  Thérèse?  Sommes-nous  venus  ici 
pour  nous  entretenir  uniquement  de  ses  beaux  yeux, 
de  son  tempérament?  Je  soupçonne,  monsieur  l'é- 
grillard, que  vous  auriez  bien  envie  de  lui  é^'iter  la 
peine  qu'elle  prend  de  s'appliquer  elle-même  votre 
recette.  Au  reste,  tu  sais  que  je  suis  bonne  prin- 
cesse, et  j'y  consentirais  volontiers  si  je  n'en  pré- 
voyais pas  le  danger  pour  toi.  Thérèse  a  de  l'esprit; 
mais  elle  est  trop  jeune  et  n'a  pas  assez  d'usage  du 
monde  pour  oser  s'y  confier.  Je  remarque  que  sa 
curiosité  est  sans  égale.  Il  y  a  de  quoi  faire  par  la 
suite  un  très  bon  sujet;  et  sans  les  inconvénients 
dont  je  viens  de  parler,  je  n'hésiterais  pas  à  te  pro- 
poser de  la  mettre  de  tiers  dans  nos  plaisirs;  car 
convenons  qu'il  y  a  bien  de  la  fohe  à  être  jaloux  ou 
envieux  du  bonheur  de  ses  amis  dès  que  leur  félicité 
n'ôte  rien  à  la  nôtre. 

«  —  Vous  avez  bien  raison,  madame,  dit  l'abbé  : 
ce  sont  deux  passions  qui  tourmentent  en  pure  perte 
tous  ceux  qui  ne  sont  pas  nés  pour  savoir  penser.  11 
faut  distinguer  cependant  l'envie  de  la  jalousie.  L'en- 
vie est  une  passion  innée  dans  l'homme;  elle  fait 
partie  de  son  essence  :  les  enfants  au  berceau  sont 
envieux  de  ce  qu'on  donne  à  leurs  semblables.  11  n'y 
a  que  l'éducation  qui  puisse  modérer  les  effets  de 


THERESE  PHILOSOPHE 


cette  passion  que  nous  tenons  des  mains  de  la 
nature.  Mais  il  n'en  est  pas  de  même  de  la  jalousie, 
considérée  par  rapport  aux  plaisirs  de  l'amour. 
Cette  passion  est  l'effet  de  notre  amour-propre  et  du 
préjugé.  Nous  connaissons  dos  nations  entières  où 
les  hommes  offrent  à  leurs  convives  la  jouissance  do 
leurs  fenmies,  comme  nous  offrons  aux  nôtres  le 
meilleur  vin  de  notre  cave.  Un  de  ces  insulaires 
caresse  l'amant  qui  jouit  des  embrassements  de  sa 
femme  :  ses  compatriotes  l'applaudissent,  le  félici- 
tent. Un  Français,  en  même  cas,  fiiit  la  moue  :  cha- 
cun le  montre  au  doigt  et  se  moque  de  lui.  Un  Per- 
san poignarde  l'amant  et  la  maîtresse  :  tout  le  monde 
applaudit  à  ce  double  ;issassin;it. 

«  11  est  donc  évident  que  la  jalousie  n'est  pas  une 
passion  que  nous  tenions  de  la  nature  :  c'est  l'édu- 
cation, c'est  le  préjugé  du  pays  qui  la  fait  naître. 
Dès  l'enfance,  une  fiUe,  à  Paris,  lit,  entend  dire  qu'il 
est  humiliant  d'essuyer  une  infidélité  de  son  amant  ; 
on  assure  à  un  jeune  homme  qu'une  maîtresse, 
qu'une  femme  infidèle  blesse  l'amour-propre,  désho- 
nore l'amant  ou  l'ami.  De  ces  principes,  sucés 
pour  ainsi  dire  avec  le  lait,  naît  la  jalousie,  ce 
monstre  qui  tourmente  les  humains  en  pure  perte, 
pour  un  mal  qui  n'a  rien  de  réel. 

«  Distinguons  néanmoins  l'inconstance  de  l'infidé- 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  63 

lité.  J'aime  une  femme  dont  je  suis  aimé  :  son 
caractère  sympathise  avec  le  mien  ;  sa  figure,  sa 
jouissance  font  mon  bonheur  ;  elle  me  quitte  :  ici, 
la  douleur  n'est  i)lus  l'effet  d'un  préjugé,  elle  est 
raisonnable.  Je  perds  im  bien  effectif,  un  plaisir 
d'habitude,  que  je  ne  suis  pas  certain  de  pouvoir 
réparer  avec  tous  ses  agréments  ;  mais  une  infidélité 
passagère  qui  n'est  que  l'ouvrage  du  plaisir,  du 
tempérament,  quelquefois  celui  de  la  reconnaissance 
ou  d'un  cœur  tendre  et  sensible  à  la  peine  ou  au 
plaisir  d'autrui,  quel  inconvénient  en  résulterait-il? 
En  vérité,  quoi  qu'on  en  dise,  il  faut  être  peu  sensé 
que  de  s'inquiéter  de  ce  qu'on  nomme  à  juste  titre 
un  coup  d'épée  dans  l'eau,  d'une  chose  qui  ne 
nous  fait  ni  bien  ni  mal. 

«  —  Oh  !  je  vous  vois  venir,  dit  M""  C...  en 
interrompant  l'abbé  T...  ;  ceci  m'annonce  tout  dou- 
cement que,  par  bon  cœur,  ou  pour  faire  plaisir  à 
Thérèse,  vous  seriez  homme  à  lui  donner  une  petite 
leçon  de  volui»té,  un  petit  clystère  aimable  qui,  selon 
vous,  ne  me  ferait  ni  bien  ni  mal.  Va,  mon  cher 
abbé,  continua-t-elle,  j'y  consens  avec  joie  :  je  vous 
aime  tous  deux  ;  vous  gagnerez  l'un  et  l'autre  par 
cette  épreuve,  à  laquelle  je  ne  perdrai  rien.  Pour- 
quoi m'y  opposerais-je  ?  Si  je  m'en  inquiétais,  tu 
conclurais  avec  raison  que  je  n'aime  que  moi,  que 


64.  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

ma  satisf;tction  particulière,  qu'à  l'augmentpr  aux 
dépens  même  de  celle  que  tu  peux  goûter  ailleurs; 
et  c'est  ce  qui  n'est  point  :  je  sais  faire  mon  bonheur 
indistinctement  de  tout  ce  qui  peut  contribuer  cà  aug- 
menter le  tien.  Ainsi  tu  peux,  mon  cher  ami,  sans 
crainte  de  me  désobliger,  houspiller  de  ton  mieux  la 
moniche  de  Thérèse  :  cela  fera  grand  bien  à  cette 
pauvre  lille;  mais  je  te  le  répète,  prends  garde  à 
l'imprudence... 

((  —  Quelle  folie!  reprit  l'abbé;  je  vous  jure  que 
je  ne  pense  point  à  Thérèse.  J'ai  voulu  simplement 
vous  expliquer  le  mécanisme  par  lequel  la  nature... 

«  —  Eh  bien  !  n'en  parlons  plus,  répliqua  M"»  C... 
Mais,  à  propos  de  nature,  tu  oublies,  ce  me  semble, 
la  promesse  que  tu  m'avais  faite  de  me  définir  ce 
que  c'est  que  cette  bonne  mère.  Voyons  un  peu 
comment  tu  te  tireras  de  cette  démonstration,  car 
tu  prétends  que  tu  démontres  tout. 

«  —  Tu  le  veux  ?  répondit  l'abbé  ;  mais,  ma  petite 
mère,  tu  sais  ce  qu'il  me  faut  auparavant;  je  ne 
veux  rien  quand  je  n'ai  pas  fait  la  besogne  qui 
affecte  le  plus  vivement  mon  imagination.  Les  autres 
idées  ne  sont  pas  nettes  et  se  trouvent  toujours 
absorbées,  confondues  par  celle-ci.  Je  t'ai  déjà  dit 
que,  lorsqu'à  Paris  je  m'occupais  presque  unique- 
ment de  la  lecture  et  des  sciences  les  plus  abstraites, 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE  65 

dès  que  je  sentais  raiguillon  de  la  chair  me  tracas- 
ser, j'avais  une  petite  fille  ad  hoc,  comme  on  a  un 
pot  de  chambre  pour  pisser,  à  qui  je  faisais  une  ou 
deux  fois  la  grosse  besogne,  dont  il  vous  plaît  de  ne 
vouloir  pas  tàter  de  ma  façon.  Alors,  l'esprit  tran- 
quille, les  idées  nettes,  je  me  remettais  au  travail, 
et  je  soutiens  que  tout  homme  de  lettres,  tout 
homme  de  cabinet  qui  a  un  peu  de  tempérament 
doit  user  de  ce  remède,  aussi  nécessaire  à  la  santé 
du  corps  quà  celle  de  l'esprit.  Je  dis  plus  :  je  pré- 
tends que  tout  honnête  homme  qui  connaît  les 
devoirs  de  la  société  devrait  en  faire  usage,  afin  de 
s'assurer  de  n'être  point  excité  trop  vivement  à 
s'écarter  de  ses  devoirs  en  débauchant  la  femme  ou 
la  fille  de  ses  amis  ou  de  ses  voisins. 

«  Présentement,  vous  me  demanderez,  peut-être, 
madame,  continua  l'abbé,  comment  doivent  donc 
faire  les  femmes  et  les  filles  ?  Elles  ont,  dites-vous, 
leurs  besoins  comme  les  hommes;  elles  sont  de 
même  pâte;  cependant  elles  ne  peuvent  pas  se  ser- 
vir des  mêmes  ressources  :  le  point  d'honneur,  la 
crainte  d'un  indiscret,  d'un  maladroit,  d'un  faiseur 
d'enfants  ne  leur  permet  pas  d'avoir  recours  au 
même  remède  que  les  hommes.  D'ailleurs,  ajouterez- 
vous,  m  en  trouver  de  ces  hommes  tout  prêts, 
comme  l'était  votre  petite  fille,  ad  hoc  ? 


THERESE  PHILOSOPHE 


«  Eh  bien!  madame,  continua  labbé  T...,  que  les 
femmes  et  les  filles  fuissent  comme  Thérèse  et  vous  ; 
si  ce  jeu  ne  leur  plaît  pas  assez  (comme  en  effet  il 
ne  plaît  pas  à  toutes),  qu'elles  se  servent  de  ces 
ingénieux  instruments  nonmiés  godemichés  ;  c'est 
une  imitation  assez  naturelle  de  la  réalité.  Joignez  à 
cela  que  l'on  peut  s'aider  de  l'imagination.  Au  bout 
du  compte,  je  le  répète,  les  honmies  et  les  femmes 
ne  doivent  se  procurer  que  les  plaisirs  qui  ne  peu- 
vent pas  troubler  l'intérieur  de  la  société  établie. 
Les  femmes  ne  doivent  donc  jouir  que  de  ceux  qui 
leur  conviennent,  eu  égard  aux  devoirs  que  cet  éta- 
blissement leur  impose.  Vous  aurez  beau  vous 
récrier  à  l'injustice  ;  ce  que  vous  regardez  comme 
injustice  particulière  assure  le  bien  général,  que 
personne  ne  doit  tenter  d'enfreindre. 

«  —  Oh!  je  vous  tiens,  monsieur  l'abbé,  répli- 
qua M"'«  C...;  vous  venez  me  dire  présentement 
qu'il  ne  faut  pas  qu'une  femme,  qu'une  fille  se  lais- 
sent faire  ce  que  vous  savez  par  les  hommes,  ni 
qu'un  honnête  homme  trouble  l'intérêt  public  en 
cherchant  à  les  séduire,  tandis  que  vous-même, 
monsieur  le  paillard,  m'avez  tourmentée  cent  fois 
pour  me  mettre  dans  ce  cas,  et  (pi'il  y  a  longtemps 
que  ce  serait  une  besogne  faite,  sans  la  crainte  in- 
surmontable que  j'ai  toujours  eue  de  devenir  grosse; 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE 


VOUS  n'avez  donc  pas  craint,  pour  satisfaire  votre 
plaisir  particulier,  d'agir  contre  l'intérêt  général  que 
vous  prônez  si  fort. 

«  —  Bon  !  nous  y  voilà  encore,  reprit  l'abbé  ;  tu 
recommences  donc  toujours  la  même  chanson,  ma 
petite  mère?  Ne  t'ai-je  pas  dit  qu'en  agissant  avec  de 
certaines  précautions  on  ne  risque  point  cet  incon- 
vénient? N'es-tu  pas  convenue  avec  moi  que  les 
fenmies  n'ont  que  trois  choses  à  redouter  :  la  peur 
du  diable,  la  réputation  et  la  grossesse  ?  Tu  es  très 
apaisée,  je  pense,  sur  le  premier  article  ;  je  ne  crois 
pas  que  tu  craignes  de  ma  part  l'indiscrétion  ni 
l'imprudence,  qui  seules  peuvent  ternir  la  réputation  ; 
enfin,  on  ne  devient  mère  que  par  l'étourderie  de 
son  amant.  Or,  je  t'ai  déjà  montré,  plus  d'une  fois, 
par  l'explication  du  mécanisme  de  la  fabrique  des 
honunes,  que  rien  n'était  plus  fiicile  à  éviter  ;  répé- 
tons donc  encore  ce  que  nous  avons  dit  à  ce  sujet. 

«  L'amant,  par  la  réflexion  ou  par  la  vue  de  sa 
maîtresse,  se  trouve  dans  l'état  qui  est  nécessaire  à 
l'acte  de  la  génération  ;  le  sang,  les  esprits,  le  nerf 
érecteur,  ont  enflé  et  roidi  son  dard;  tous  deux 
d'accord,  ils  se  mettent  en  posture  ;  la  flèche  de 
l'amant  est  poussée  dans  le  carquois  de  sa  maî- 
tresse ;  les  semences  se  préparent  par  le  frottement 
réciproque  des  parties.  L'excès  du  plaisir  les  trans- 


THERESE  PHILOSOPHE 


porte  ;  déjà  l'élixir  divin  est  prêt  à  couler  ;  alors, 
l'amant  sage,  maître  de  ses  passions,  retire  l'oiseau 
de  son  nid,  et  sa  main,  ou  celle  de  sa  maîtresse, 
achève,  par  quelques  légers  mouvements,  de  provo- 
quer l'éjaculation  au  dehors.  Point  d'enfants  à  crain- 
dre dans  ce  cas.  L'amant  étourdi  et  brutal  pousse  au 
contraire  jusqu'au  fond  du  vagin  :  il  y  répand  sa 
semence  ;  elle  pénétre  dans  la  matrice,  et  de  là  dans 
ses  trompes,  où  se  forme  la  génération. 

«  Voilà,  madame,  continua  M.  T...,  puisque  vous 
avez  voulu  que  je  le  répétasse  encore,  quel  est  le 
mécanisme  des  plaisirs  de  l'amour.  Me  connaissant 
tel  que  je  suis,  pouvez-vous  me  croire  du  nombre  de 
ces  derniers  imprudents  ?  Non,  ma  chère  amie,  j'ai 
fait  cent  fois  l'expérience  du  contraire.  Liisse-moi, 
je  te  conjure,  la  renouveler  aujourd'hui  avec  toi  ; 
regarde  dans  quel  état  de  triomphe  est  mon  drôle  : 
tu  le  tiens.  —  Oui  !  —  Serre-le  bien  dans  ta  main  ; 
tu  vois  qu'il  te  demande  grâce,  et  je... 

«  —  Non  pas,  s'il  vous  plait^  mon  cher  abbé, 
répliqua  à  l'instant  M""*  C...;  il  n'en  sera  rien,  je 
vous  jure  ;  tout  ce  que  vous  m'avez  dit  ne  peut  me 
tranquilliser  sur  mes  craintes,  et  je  vous  procurerais 
un  plaisir  que  je  ne  pourrais  pas  goûter  :  cela  n'est 
pas  juste.  Laissez-moi  donc  faire  ;  je  vais  mettre  ce 
petit  effronté  à  la  raison.  Eh  bien  !  poursui\'it-elle. 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  69 

es-tu  content  de  mes  tétons  et  de  mes  cuisses  ?  les 
as-tu  assez  baisés,  assez  maniés  ?  Pourquoi  trousser 
ainsi  mes  manchettes  au-dessus  du  coude  ?  Monsieur 
aime  sans  doute  à  voiries  mouvements  d'un  bras  nu? 
Fais-je  bien  ?  Tu  ne  dis  mot  !  Ah  !  le  coquin  !  qu'il  a 
de  plaisir  !  » 

11  se  fit  un  instant  de  silence.  Puis  tout  à  coup 
j'entendis  l'abbé  qui  s'écria  :  «  Ma  chère  maman,  je 
n'en  puis  plus  :  un  peu  plus  vite  ;  donne-moi  donc 
ia  petite  langue,  je  t'en  prie.  Ah  !  il  cou... le  !  » 

Jugez,  mon  cher  comte,  de  l'état  où  j'étais  pendant 
cette  édifiante  conversation.  J'essayai  vingt  fois  de 
me  lever  pour  tâcher  de  trouver  quelque  ouverture 
par  où  je  puisse  découvrir  les  objets,  mais  le  bruit 
des  feuilles  me  retint  toujours.  J'étais  assise  ;  je 
m'allongeai  de  mon  mieux  ;  et  pour  éteindre  le  feu 
qui  me  dévorait,  j'eus  recours  à  mon  petit  exercice 
ordinaire. 

Après  quelques  moments,  qui  furent  employés  sans 
doute  à  réparer  le  désordre  de  M.  l'abbé  :  «  En  vé- 
rité, dit-il,  toute  réflexion  faite,  je  crois,  ma  bonne 
amie,  que  vous  avez  eu  raison  de  me  refuser  la 
jouissance  que  je  vous  demandais  :  j'ai  senti  un  plai- 
sir si  vif,  un  chatouillement  si  puissant,  que  je  pense 
que  tout  eût  coulé  à  travers  choux,  si  vous  m'eussiez 
laissé  faire. 


76-  THÉKÈSE  PHILOSOPHE 

«  11  faut  avouer  que  nous  sommes  des  animaux 
bien  faibles  et  bien  peu  maîtres  de  diriger  nos  volon- 
tés. —  Je  sais  tout  cela,  mon  pauATe  abbé,  reprit 
M">8  C...  ;  tu  ne  m'apprends  rien  de  nouveau;  mais, 
dis-moi,  est-il  bien  vrai  que  dans  le  genre  de  plaisirs 
que  nous  goijtons  nous  ne  péchons  pas  contre  l'inté- 
rêt de  la  société  ?  Et  cet  amant  sage  dont  tu  approuves 
la  prudence,  qui  retire  l'oiseau  de  son  nid  et  qui 
répand  le  baume  de  vie  au  dehors,  ne  fait-il  pas 
également  un  crime,  car  il  faut  convenir  que,  les  uns 
et  les  autres,  nous  supprimons  à  la  société  un  citoyen 
qui  pourrait  lui  devenir  utile. 

«  —  Ce  raisonnement,  répliqua  l'abbé,  paraît 
d'abord  spécieux,  mais  vous  allez  voir,  ma  belle 
dame,  qu'il  n'a  cependant  que  l'écorce.  Nous  n'avons 
aucune  loi  humaine  ni  divine  qui  nous  invite,  et 
encore  moins  qui  nous  contraigne  de  travailler  à  la 
multiplication  du  genre  humain.  Toutes  ces  lois  per- 
mettent le  célibat  aux  garçons  et  aux  filles,  à  une 
foule  de  moines  fainéants  et  de  religieuses  inutiles  ; 
elles  permettent  à  l'homme  marié  d'habiter  avec  sa 
femme  grosse,  quoique  les  semences  alors  répandues 
soient  sans  espérance  de  fruit.  L'état  de  virginité  est 
même  réputé  préférable  <à  celui  du  mariage. 

«  Or,  ces  faits  [josés,  n'est-il  pas  certain  que 
Hiomme  qui  triche  et  ceux  qui,  comme  nous,  jouis- 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  71 

sent  dos  plaisirs  de  la  petite  oie  ne  font  rien  de 
plus  que  ces  moines,  que  ces  religieuses,  que  tout 
ce  qui  vit  dans  le  célibat?  Ceux-ci  conservent  dans 
leurs  reins,  en  pure  perte,  une  semence  que  les  pre- 
miers répandent  en  pure  perte  :  ne  sont-ils  donc  pas, 
les  uns  et  les  autres,  précisément  dans  un  cas  égal, 
eu  égard  à  la  société?  Ils  ne  lui  donnent  tous  aucun 
citoyen  ;  mais  la  saine  raison  ne  nous  dicte-t-elle  pas 
qu'il  vaut  mieux  encore  que  nous  jouissions  d'un 
plaisir  qui  ne  fait  tort  à  personne,  en  répandant  inu- 
tilement cette  semence,  que  de  la  conserver  dans  nos 
vaisseaux  spermatiques,  non  seulement  avec  la  même 
inutilité,  mais  encore  toujours  aux  dépens  de  notre 
santé  et  souvent  de  noire  vie.  Ainsi  vous  voyez, 
madame  la  raisonneuse,  ajouta  l'abbé,  que  nos  plai- 
sirs ne  font  pas  plus  de  tort  à  la  société  que  le  céli- 
bat approuvé  des  moines,  des  religieuses,  etc.  ;  que 
nous  pouvons  aller  notre  petit  train.  » 

Sans  doute  qu'en  suite  de  ses  réflexions  l'abbé  se 
mit  en  devoir  de  rendre  senice  à  M™*  C...,  car  j'en- 
tendis, un  instant  après,  que  celle-ci  lui  disait  :  «  Ah  ! 
finis,  vilain  abbé,  retire  ton  doigt;  je  ne  suis  pas  en 
train  aujourd'hui,  je  me  ressens  encore  de  nos  foUes 
d'hier;  remettons  celle-ci  à  demain;  d'ailleurs,  tu 
sais  que  j'aime  à  être  à  mon  aise,  bien  étendue  sur 
mon  lit  :  ce  banc  n'est  point  commode  ;  finis,  encore 


THERESE  PHILOSOPHE 


un  coup,  je  ne  veux  de  toi,  présentement,  que  la 
définition  que  tu  m'as  promise  sur  dame  Nature  ;  vous 
voilà  tranquille,  monsieur  le  philosophe;  parlez,  je 
vous  écoute. 

«  —  Sur  dame  Nature?  reprit  l'abbé.  Ma  foil  vous 
en  saurez  bientôt  autant  que  moi.  C'est  un  être 
imaginaire,  c'est  un  mot  vide  de  sens.  Les  premiers 
chefs  des  religions,  les  premiers  politiques,  embar- 
rassés sur  ridée  qu'ils  devaient  donner  au  public 
du  bien  et  du  mal  moral,  ont  imaginé  un  être  entre 
Dieu  et  nous,  qu'ils  ont  rendu  auteur  de  nos  pas- 
sions, de  nos  maladies,  de  nos  crimes.  Comment,  en 
effet,  sans  ce  secours,  eussent-ils  concilié  leur  sys- 
tème avec  la  bonté  infinie  de  Dieu?  D'oîi  eussent-ils 
dit  que  nous  venaient  ces  envies  de  voler,  de  calom- 
nier, de  violer,  d'assassiner?  Pourquoi  tant  de  ma- 
ladies, tant  d"infirmités?  Qu'avait  fait  à  Dieu  ce 
malheureux  cul-de-jatte,  né  pour  ramper  sur  la  terre 
pendant  toute  sa  vie? 

«  Un  théologien  nous  dit  à  cela  :  Ce  sont  les  effets 
de  la  nature.  Mais,  qu'est-ce  que  c'est  que  cette 
nature?  Est-ce  un  autre  Dieu  que  nous  ne  connais- 
sons pas?  Agit-elle  par  elle-même  et  indépendam- 
ment de  la  volonté  de  Dieu?  Non,  dit  encore  sèche- 
ment le  théologien.  Comme  Dieu  ne  peut  pas  être 
l'auteur  du  mal,  le  mal  ne  peut  exister  que  par  le 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE 


moyen  de  la  nature.  Quelle  absurdité  !  Est-ce  du 
bâton  qui  me  frappe  dont  je  dois  me  plaindre  ? 
N'est-ce  pas  de  celui  qui  a  dirigé  le  coup?  N'est-ce 
pas  lui  qui  est  l'auteur  du  mal  que  je  ressens? 

«  Pourquoi  ne  pas  convenir,  une  bonne  fois,  que 
la  nature  est  un  être  de  raison,  un  mot  vide  de 
sens;  que  tout  est  Dieu;  que  le  mal  physique  qui 
nuit  aux  uns  sert  au  bonheur  des  autres  ;  que  tout 
est  bien;  qu'U  n'y  a  rien  de  mal  dans  le  monde  eu 
égard  à  la  Divinité;  que  tout  ce  qui  s'appelle  bien 
ou  mal  moral  n'est  que  relatif  à  l'intérêt  des  sociétés 
établies  par  les  hommes,  mais  relatif  à  Dieu,  par  la 
volonté  duquel  nous  agissons  nécessairement  d'après 
les  preniiers  principes  du  mouvement  qu'il  a  établi 
dans  tout  ce  qui  existe?  Un  homme  vole,  il  fait  du 
bien  par  rapport  cà  lui;  du  mal,  par  son  infraction  à 
l'établissement  de  la  société,  mais  rien  par  rapport 
il  Dieu.  Cependant  je  conviens  que  cet  homme  doit 
être  puni,  quoiqu'il  ait  agi  nécessairement,  quoique 
je  sois  convaincu  qu'il  n'a  pas  été  hbre  de  conmiettre 
ou  de  ne  pas  commettre  son  crime  ;  mais  il  doit 
l'être,  parce  que  la  punition  d'un  homme  qui  trouble 
l'ordre  étabh  fait  mécaniquement,  par  la  voie  des 
sens,  des  impressions  sur  l'àme,  qui  empêchent  les 
méchants  de  risquer  ce  qui  pourrait  leur  faire  méri- 
ter la  même  punition,  et  que  la  peine  que  subit  ce 

G 


THERESE  PHILOSOPHE 


niiilhcurcux  pour  son  infraction  doit  contribuer  au 
bonheur  général,  qui  est  préférable  dans  ce  cas  au 
bien  particulier. 

('  J'ajoute  encore  que  Ton  ne  peut  même  trop 
noter  d'infamie  les  parents,  les  amis  et  tous  ceux 
qui  ont  des  habitudes  avec  un  criminel,  pour  enga- 
ger, par  ce  trait  de  politique,  tous  les  humains  à 
s'inspirer  mutuellement  entre  eux  de  l'horreur  pour 
les  actions  et  pour  les  crimes  qui  peuvent  troubler 
la  tranquillité  publique,  tranquillité  que  notre  dis- 
position naturelle,  que  nos  besoins,  que  notre  bien- 
être  particidier  nous  portent  sans  cesse  à  enfreindre  ; 
disposition,  enfin,  qui  ne  peut  être  absorbée  dans 
l'homme  que  par  l'éducation,  qu'au  moyen  des  im- 
pressions qu'il -reçoit  dans  l'âme  par  la  voie  des 
autres  hommes  qu'il  fréquente  ou  qu'il  voit  habi- 
tuellement, soit  par  le  bon  exemple,  soit  par  les 
discours  ;  en  un  mot,  par  les  sensations  externes 
qui,  jointes  aux  dispositions  intérieures,  dirigent 
toutes  les  actions  de  notre  vie.  Il  faut  donc  aiguil- 
lonner, il  faut  nécessiter  les  hommes  à  s'exciter 
entre  eux  à  ces  sensations  utiles  au  bonheur 
général. 

«  Je  crois,  madame,  ajouta  l'abbé,  que  vous  sentez 
présentement  ce  que  l'on  doit  entendre  par  le  mot 
de   nature.  Je    me    propose    de    vous    entretenir 


THERESE  PHILOSOPHE 


demain  matin  de  l'idée  que  l'on  doit  avoir  des  reli- 
gions. C'est  une  matière  importante  à  notre  bonheur; 
mais  il  est  trop  tard  pour  l'entamer  aujourd'hui.  Je 
sens  que  j'ai  besoin  d'aller  prendre  mon  chocolat. 

«  —  Je  le  veux,  dit  M™*  C...  en  se  levant  :  M. 
le  pliilosophe  a  sans  doute  besoin  d'une  réparation 
pliysique,  pour  les  pertes  libidineuses  que  je  lui  ai 
fait  faire;  cela  est  bien  juste,  continua-t-elle ;  vous 
avez  fait  et  vous  avez  dit  des  choses  admirables  : 
rien  de  mieux  que  vos  observations  sur  la  nature; 
mais  trouvez  bon  que  je  doute  fort  que  vous  puis- 
siez me  faire  voir  aussi  clair  sur  le  chapitre  des 
rehgions,  que  vous  avez  touché  diverses  fois  avec 
beaucoup  moins  de  succès.  Comment  donner,  en 
effet,  des  démonstrations  dans  une  matière  aussi 
aljstraile  et  où  tout  est  article  de  foi?  —  C'est  ce 
que  nous  verrons  demain,  répondit  l'abbé.  —  Oh  ! 
ne  comptez  pas  en  être  quitte  demain  pour  des  rai- 
sonnements, répliqua  M™«  C...  :  nous  rentrerons,  s'il , 
vous  plaît,  de  bonne  heure  dans  ma  chambre,  oîi 
j'aurai  besoin  de  vous  et  de  mon  lit  de  repos.  » 

Quelques  instants  après,  ils  prirent  l'un  et  l'autre 
le  chemin  de  la  maison  ;  je  les  y  suivis  par  une  allée 
couverte.  Je  ne  restai  qu'un  moment  dans  ma 
chambre  pour  y  changer  de  robe,  et  je  me  rendis  de 
suite  dans  l'apparlement  de  M'"»  C...,  où  je  craignais 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE 


que  l'abbé  n'entnmàt  encore  l'article  des  religions, 
que  je  voulais  absolument  entendre.  Celui  de  la 
nature  m'avait  frappée  :  je  voyais  clairement  que 
Dieu  et  la  nature  n'agissaient  que  parla  volonté  immé- 
diate de  Dieu.  De  là  je  tirai  mes  petites  conséquences 
et  je  commençai  peut-être  à  penser  pour  la  pre- 
mière fois  de  ma  vie. 

Je  tremblais  en  entrant  dans  l'appartement  de 
M™"  C...  ;  il  me  sembla  qu'elle  devait  s'apercevoir 
de  l'espèce  de  perfidie  que  je  venais  de  lui  faire  et 
des  diverses  réflexions  dont  j'étais  agitée.  L'abbé  T... 
me  regardait  attentivement  :  je  me  crus  perdue  ; 
mais  bientôt  je  l'entendis  qui  disait  à  demi  bas  à 
M»"«  C...  :  «  Voyez  si  Thérèse  n'est  pas  jolie!  Elle  a 
des  couleurs  charmantes;  ses  yeux  sont  perçants,  et 
sa  physionomie  devient  tous  les  jours  plus  spiri- 
tuelle. »  Je  ne  sais  ce  que  M"»e  C...  lui  répondit;  ils 
souriaient  l'un  et  l'autre.  Je  fis  semblant  de  n'avoir 
rien  entendu,  et  j'eus  grand  soin  de  ne  pas  les 
quitter  de  toute  la  journée. 

En  rentrant  le  soir  dans  ma  chambre,  je  formai 
mon  plan  pour  le  lendemain  matin.  La  crainte  où 
j'étais  de  ne  pas  m'éveiller  d'assez  bonne  heure  fut 
cause  que  je  ne  dormis  point.  Vers  les  cinq  heures 
du  matin,  je  vis  M'^'^  G...  gagner  le  bosquet,  où 
M.  T...  l'attendait  déjà.  Suivant  ce  que  j'avais  ouï  la 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  77 

veille,  elle  devait  bientôt  rentrer  dans  sa  chambre  à 
coucher,  où  était  le  lit  de  repos  dont  elle  avait 
parlé.  Je  n'hésitai  pas  à  m'y  couler  et  à  me  cacher 
dans  la  ruelle  de  son  lit,  où  je  m'assis  sur  le  plan- 
cher, le  dos  appuyé  contre  le  mur,  à  côté  du  chevet. 
J'avais  le  rideau  du  lit  devant  moi,  que  je  pouvais 
entr'ouvrir  au  besoin,  pour  avoir  en  entier  le  spec- 
tacle du  petit  lit,  qui  était  dans  le  coin  opposé  de  la 
chambre,  où  l'on  ne  pouvait  pas  dire  un  mot  sans 
que  je  l'entendisse. 

Ainsi  posée,  l'impatience  commençait  à  me  faire 
appréhender  d'avoir  manqué  mon  coup,  lorsque  mes 
deux  acteurs  rentrèrent.  «  Baise-moi  comme  il  faut, 
mon  cher  ami,  disait  M">e  C...  en  se  laissant  tomber 
sur  son  lit  de  repos.  La  lecture  de  ton  vilain  Portier 
des  Chartreux  m'a  mise  toute  en  feu  ;  ses  poitraits 
sont  frappants  ;  ils  ont  un  air  de  vérité  qui  charme  ; 
s'il  était  moins  ordurier,  ce  serait  un  livre  inimitable 
dans  son  genre.  Mets-le-moi  aujourd'hui,  abbé,  je 
t'en  conjure,  ajouta-t-elle  ;  j'en  meurs  d'envie,  et  je 
consens  à  en  risquer  l'événement. 

«  —  Non  pas  moi,  reprit  l'abbé,  pour  deux  bonnes 
raisons  :  la  première,  c'est  que  je  vous  aime,  et  que 
je  suis  trop  honnête  homme  pour  risquer  votre 
réputation  et  vos  justes  reproches  par  cette  impru- 
dence; la  seconde,  c'est  que  M.  le  docteur  n'est  pas 


?8  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

aujourd'hui,  comme  vous  voyez,  dans  son  brillant; 
je  ne  suis  pas  Gascon,  et... 

«  —  Je  le  vois  à  merveille,  reprit  M'»»  G...  ;  cette 
dernière  raison  est  si  énergique  que  vous  eussiez 
pu,  en  vérité,  vous  dispenser  de  vous  faire  un  mé- 
rite de  la  première.  Çà,  mets-toi  du  moins  à  côté  de 
moi,  ajoula-t-elle  en  s'ètendant  lascivement  sur  le  lit, 
tt  chantons,  connr.e  tu  dis,  le  petit  office. 

«  —  Ah  !  de  tout  mon  cœur,  ma  chère  maman, 
reprit  l'abbé  T...,  qui  était  alors  debout,  découvrant 
méthodiquement  la  gorge  de  M'"*  G...  Ensuite  il 
troussa  sa  robe  et  sa  chemise  jusqu'au-dessus  du 
nombril,  puis  il  lui  ouvrit  les  cuisses  en  élevant 
tant  soit  peu  ses  genoux,  de  manière  que  ses  talons, 
qui  se  rapprochaient  quelque  peu  de  ses  fesses, 
étaient  joints  l'un  à  l'autre  appuyés  sur  les  pieds  du 
lit. 

Dans  cette  attitude,  en  partie  cachée  pour  moi  par 
l'abbé,  qui  baisait  alternativement  toutes  les  parties 
du  corps  de  sa  chère  maîtresse,  M^^  G...  paraissait 
immobile,  reciieilhe,  méditant  sur  la  nature  des 
plaish's  dont  elle  sentait  déjà  les  prémices.  Ses  yeux 
étaient  à  moitié  fermés  ;  la  pointe  de  sa  langue  se 
montrait  sur  le  bord  de  ses  lèvres  vermeilles,  et  tous 
les  muscles  de  son  visage  étaient  dans  une  agitation 
voluptueuse,   a  Finis  donc  tes    baisers,  dit- elle  à 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  19 

l'abbé  T...;  ne  vois-tu  pas  que  jo  t'attends?  Je  n'en 
puis  plus.  » 

Le  complaisant  directeur  ne  se  fit  pas  répéter  deux 
fois  ce  qu'on  exigeait  de  lui.  II  se  glissa  sur  le  pied 
du  lit  entre  M"»»  C...  et  la  muraille,  sa  main  gauche 
fut  passée  sous  la  tête  de  la  tendre  G...,  qu'il  pres- 
sait, la  baisant  bouche  à  bouche  avec  de  petits  mou- 
vements de  langue  des  plus  voluptueux.  Son  autre 
main  fut  occupée  à  l'action  principale  :  elle  caressait 
artistement,  frottant  cette  partie  qui  distingue  notre 
sexe,  et  que  M™e  G...  a  très  abondamment  garnie 
d'un  poil  frisé  et  du  plus  beau  noir.  Le  doigt  do 
l'abbé  jouait  ici  le  rôle  le  plus  intéressant. 

Jamais  tableau  ne  fut  placé  dans  un  jour  plus 
avantageux,  eu  égard  à  ma  position.  Le  lit  de 
repos  était  disposé  de  façon  que  j'avais  pour  point 
de  vue  la  toison  de  M^^  G...  Au-dessous  se  mon- 
traient en  partie  ses  deux  fesses,  agitées  d'un  mou- 
vement léger  de  bas  en  haut,  qui  annonçaient  la  fer- 
mentation intérieure,  et  ses  cuisses,  les  plus  belles, 
les  plus  rondes,  les  plus  blanches  qui  se  puissent 
imaginer,  faisaient  avec  ses  genoux  un  autre  petit 
mouvement,  de  droite  et  de  gauche,  qui  contribuait 
sans  doute  aussi  à  la  joie  de  la  partie  principale  que 
l'on  fêtait,  et  dont  le  doigt  de  l'abbé,  perdu  dans  la 
toison,  suivait  tous  les  mouvements. 


80  THÉRÈSE   PHILOSOPHE 

J'entreprendrais  inutilement,  mon  cher  comte,  de 
vous  dire  ce  que  je  pensnis  alors  :  je  ne  sentais  rien 
pour  trop  sentir.  Je  devins  machinalement  le  singe 
de  ce  que  je  voyais  ;  ma  main  faisait  l'office  de  celle 
de  l'abbé  ;  j'imitais  tous  les  mouvements  de  mon 
amie.  «  Ah!  je  me  meurs!  s'écria-t-elle  tout  à 
coup  ;  enfonce-le,  mon  cher  abbé  ;  oui...  bien  avant... 
je  t'en  conjure;  pousse  fort,  pousse,  mon  petit... 
Ah  !  quel  plaisir!...  je  fonds  !... je...  me...  pâ...me...  !  » 

Toujours  parfaite  imitatrice  de  ce  que  je  voyais, 
sans  réfléchir  un  instant  à  la  défense  de  mon  direc- 
teur, j'enfonçai  mon  doigt  à  mon  tour  ;  une  légère 
douleur  que  je  ressentis  ne  m'arrêta  pas,  et  je  par- 
vins au  comble  de  la  volupté. 

La  tranquiUité  avait  succédé  aux  emportements 
amoureux,  et  je  m'étais  comme  assoupie  malgré  ma 
situation  gênante,  lorsque  j'entendis  M"»*  C...  s'ap- 
procher du  lieu  où  j'étais  cacliée  :  je  me  crus  décou- 
verte, mais  j'en  fus  quitte  ])our  la  peur.  Elle  tira  le 
cordon  de  sa  sonnette  et  demanda  du  chocolat,  que 
l'on  prit  en  faisant  l'apologie  des  plaisirs  que  l'on 
venait  de  goûter.  «  Pourquoi  ne  sont-ils  pas  entiè- 
rement innocents?  dit  iM^^  C...,  car  vous  avez  beau 
dire  qu'ils  ne  blessent  point  l'intérêt  de  la  société, 
que  nous  y  sommes  portés  par  un  besoin  aussi  natu- 
rel à  certains  tempéramonts,  aussi  nécessaire  à  sou- 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE  81 

lager  que  le  sont  les  besoins  de  la  faim  et  de  la  soif  ; 
vous  m'avez  très  bien  démontré  que  nous  n'agissons 
que  par  la  volonté  de  Dieu,  que  la  nature  n'est  qu'un 
mot  vide  de  sens  et  n'est  que  l'effet  dont  Dieu  est  la 
cause  ;  mais  la  religion,  qu'en  direz-vous  ?  Elle  nous 
défend  les  plaisirs  de  concupiscence  iiors  l'état  de 
mariage.  Est-ce  encore  là  un  mot  vide  de  sens  ? 

((  —  Quoi  !  madame,  répondit  l'abbé,  vous  ne  vous 
souvenez  donc  pas  que  nous  ne  sonuues  point 
libres  ?  comment  pouvons-nous  pécher?  Mais  entrons, 
puisque  vous  le  voulez,  sérieusement  en  matière  sur 
le  chapitre  des  religions.  Votre  discrétion,  votre  pru- 
dence me  sont  connues,  et  je  crains  d'autant  moins 
de  m'expliquer  que  je  proteste  devant  Dieu  de  la 
bonne  foi  avec  laquelle  j'ai  cherché  à  démêler  la 
vérité  de  l'illusion.  Voici  le  résumé  de  mes  travaux 
et  de  mes  réflexions  en  cette  importante  matière  : 

«  Dieu  est  bon,  dis-je,  sa  bonté  m'assure  que  si  je 
cherche  avec  ardeur  à  connaître  s'il  est  un  culte  véri- 
table qu'il  exige  de  moi,  il  ne  me  trompera  pas;  je 
parviendrai  à  connaître  évidemment  ce  culte,  autre- 
ment Dieu  serait  injuste  ;  il  m'a  donné  la  raison  pour 
m'en  servir,  pour  me  guider  :  à  quoi  puis-je  mieux 
lemi  (loyer  ? 

«  Si  un  chrétien  de  bonne  foi  ne  veut  pas  examiner 
sa  reUgion,  pourquoi  voudra-t-il  (ainsi  qu'il  l'exige) 

6. 


82  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

qu'un  raaliométan  de  bonne  foi  examine  la  sienne  ? 
lis  croient,  l'un  et  l'autre,  que  leur  religion  leur  a 
été  révélée  de  la  part  de  Dieu,  l'une  par  Jésus- 
Christ,  l'autre  par  Mahomet. 

«  La  foi  ne  nous  vient  que  parce  que  des  hommes 
nous  ont  dit  que  Dieu  a  révélé  de  certaines  vérités. 
Mais  d'autres  honunes  en  onl  dit  de  même  aux  sectaires 
des  autres  religions  ;  lesquels  croire  ?  Pour  le  savoir, 
il  faut  donc  examiner,  car  tout  ce  qui  vient  des 
hommes  doit  être  soumis  à  notre  raison. 

«  Tous  les  auteurs  des  diverses  religions  répan- 
dues sur  la  terre  se  sont  vantés  que  Dieu  les  leur 
avait  révélées;  lesquels  croire?  Examinons  quelle 
est  la  véritable  ;  mais,  comme  tout  est  préjugé  de 
l'enfance  et  de  l'éducation,  pour  juger  sainement,  il 
faut  commencer  par  faire  un  sacrifice  à  Dieu  de 
tout  préjugé  et  examiner  ensuite  avec  le  flambeau 
de  la  raison  une  chose  de  laquelle  dépend  notre  bon- 
heur ou  notre  malheur,  pendant  notre  vie  et  pendant 
l'éternité. 

«  J'observe  d'abord  qu'il  y  a  quatre  i»arlies  dans 
le  monde  ;  que  la  vingtième  partie,  au  plus,  d'une 
de  ces  quatre  parties  est  catholique  ;  que  tous  les 
habitants  des  autres  parties  disent  que  nous  adorons 
un  homme,  du  pain;  que  nous  multiplions  la  Divi- 
nité ;  que  presque  tous  les  Pères  se  sont  contredits 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  83 

dans  leurs  écrits  :  ce  qui  prouve  qu'ils  n'étaient  pas 
inspirés  de  Dieu. 

<i  Tous  les  changements  de  religion,  depuis  Adam, 
faits  par  Moïse,  par  Salonion,  par  Jésus-Christ  et 
ensuite  par  les  Pères,  démontrent  que  toutes  ces 
religions  ne  sont  que  Fourrage  des  honnnes.  Dieu  ne 
varie  jamais,  il  est  innnuable. 

«  Dieu  est  partout  :  cependant  l'Écriture  sainte 
dit  que  Dieu  chercha  Adam  dans  le  paradis  terrestre  ; 
Adam,  ubi  es  ?  que  Dieu  s'y  promena,  qu'il  s'entre- 
tint avec  le  diable  au  sujet  de  Job. 

«  La  raison  me  dit  que  Dieu  n'est  sujet  à  aucune 
passion  ;  cependant,  dans  la  Genèse,  chapitre  vi,  on 
y  fait  dire  à  Dieu  qu'il  se  repent  d'avoir  créé 
l'homme  ;  que  sa  colère  n'a  pas  été  inefficace.  Dieu 
paraît  si  faible  dans  la  reUgion  chrétienne  qu'il  ne 
peut  réduire  l'homme  au  point  où  il  le  voudrait  :  il 
le  punit  par  l'eau,  ensuite  par  le  feu  ;  riiom.me  est 
toujours  le  même  :  il  envoie  des  prophètes,  les 
hommes  sont  encore  les  mêmes  ;  il  n'a  qu'un  fils 
unique,  il  l'envoie,  il  le  sacrifie  ;  cependant  les 
hommes  ne  changent  en  rien  :  que  de  ridicules  la 
rehgion  chrétienne  donne  à  Dieu  ! 

«  Cliacun  convient  que  Dieu  sait  ce  qui  doit  arriver 
pendant  l'éternité  ;  mais  Dieu,  dit-on,  ne  connaît  ce 
qui  doit  résulter  de  nos  actions  qu'après  avoir  prévu 


84  THÉRÈSE   PHILOSOPHE 

que  nous  abuserions  de  ses  grâces  et  que  nous 
commettrions  ces  mêmes  actions  ;  il  résulte  néan- 
moins de  cette  connaissance  que  Dieu,  en  nous  fai- 
sant naître,  savait  déjà  que  nous  serions  infaillible- 
ment damnés  et  éternellement  malheureux. 

«  On  voit,  dans  l'Écriture  sainte,  que  Dieu  a 
envoyé  des  prophètes  pour  avertir  les  hommes  et 
les  engager  à  changer  de  conduite.  Or  Dieu,  qui  sait 
tout,  n'ignorait  pas  que  les  hommes  ne  changeraient 
point  de  conduite.  Donc  l'Écriture  sainte  suppose  que 
Dieu  est  un  trompeur.  Ces  idées  peuvent-elles  s'ac- 
corder avec  la  certitude  que  nous  avons  de  la  bonté 
infinie  de  Dieu? 

«  On  suppose  à  Dieu,  qui  est  tout-puissant,  un 
rival  dangereux  dans  le  diable,  qui  lui  enlève  sans 
cesse,  malgré  lui,  les  trois  quarts  du  petit  nombre 
des  hommes  qu'il  a  choisis,  pour  lesquels  son  fils 
s'est  sacrifié,  sans  s'embarrasser  du  reste  du  genre 
humain.  Quelles  pitoyables  absurdités  ! 

«  Suivant  la  rehgion  chrétienne,  nous  ne  péchons 
que  par  la  tentation  ;  c'est  le  diable,  dit-on,  qui  nous 
tente.  Dieu  n'avait  qu'à  anéantir  le  diable  :  nous  serions 
tous  sauvés;  il  y  a  bien  de  l'injustice  ou  de  l'impuis- 
sance de  sa  part. 

a.  Une  assez  grande  partie  des  ministres  de  la 
religion  catholique  prétend  que  Dieu  nous  donne  des 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE  85 

commandements,  mais  soutient  qu'on  ne  saurait  les 
accomplir  sans  la  grâce  que  Dieu  donne  à  qui  lui 
plaît  ;  et  que  cependant  Dieu  punit  ceux  qui  ne  les 
observent  pas  !  Quelle  contradiction  !  Quelle  impiété 
monstrueuse  ! 

«  Y  a-t-il  rien  de  si  misérable  que  de  dire  que  Dieu 
est  vindicatif,  jaloux,  colère  ;  de  voir  que  les  catho- 
liques adressent  leurs  prières  aux  saints  ;  comme  si 
ces  saints  étaient  partout,  ainsi  que  Dieu  ;  comme  si 
ces  saints  pouvaient  lire  dans  le  cœur  des  hommes 
et  les  entendre  ? 

«  Quelle  ridiculité  de  dire  que  nous  devons  tout 
faire  pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu?  Est-ce  que 
la  gloire  de  Dieu  peut  être  augmentée  par  l'imagina- 
tion, par  les  actions  des  hommes  ?  Peuvent-ils  aug- 
menter quelque  chose  en  lui  ?  Ne  se  suffit-il  pas  à 
lui-même  ? 

«  Comment  des  hommes  ont-ils  pu  s'imaginer  que 
la  Divinité  se  trouvait  plus  honorée,  plus  satisfaite 
de  leur  voir  manger  un  hareng  qu'une  mauviette  ; 
une  soupe  à  l'oignon  qu'une  soupe  au  lard  ;  une 
sole  qu'une  perdrix,  et  que  cette  même  Divinité  les 
damnerait  éternellement  si,  dans  certains  jours,  ils 
donnaient  la  préférence  à  la  soupe  au  lard! 

«  Faibles  mortels  !  vous  croyez  pouvoir  offenser 


86  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

Dieu  !  PoiuTicz-YOUs  seulement  offenser  un  roi,  un 
prince,  qui  seraient  raisonnables?  Ils  mépriseraient 
voire  faiblesse  et  votre  impuissance.  On  vous  annonce 
un  Dieu  vengeur,  et  on  vous  dit  que  la  vengeance 
est  un  crime.  Quelle  contradiction  !  On  vous  assure 
que  jjardonner  une  offense  est  une  vertu,  et  on  ose 
vous  dire  que  Dieu  se  venge  d'une  offense  involon- 
taire (1)  par  une  éternité  de  supplices! 

«  S'il  y  a  un  Dieu,  dit-on,  il  y  a  un  culte.  Cepen- 
dant, avant  la  création  du  monde,  il  faut  convenir 
qu'il  y  avait  un  Dieu  et  point  de  culte.  D'ailleurs, 
depuis  la  création,  il  y  a  des  bêtes  qui  ne 
rendent  aucun  culte  à  Dieu.  S'il  n'y  avait  point 
d'hommes,  il  y  aurait  toujours  un  Dieu,  des  créa- 
tures et  point  de  culte.  La  manie  des  hommes  est 
de  juger  les  actions  de  Dieu  par  celles  qui  leur  sont 
propres. 

ce  La  religion  chrétienne  donne  une  fausse  idée  de 
Dieu  ;  car  la  justice  humaine,  selon  elle,  est  une  éma- 
nation de  la  justice  divine.  Or  nous  ne  pourrions, 
suivant  la  justice  humaine,  que  blâmer  les  actions 
de  Dieu  envers  son  fils,  envers  Adam,  envers  les 
peuples  à  qui  on  n'a  jamais  prêché,  envers  les  enfimts 
qui  meurent  avant  le  baptême. 

(t)  Le  péché  originel. 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE 


«  Suivant  la  religion  chrétienne,  il  faut  tendre  à  la 
plus  grande  perfection.  L'état  de  virginité,  suivant 
elle,  est  plus  parfait  que  celui  du  mariage  :  or  il  est 
évident  que  la  perfection  de  la  religion  chrétienne 
tend  à  la  destruction  du  genre  humain.  Si  les  efforts, 
les  discours  des  prèlres  réussissaient,  dans  soixante 
ou  quatre-vingts  ans  le  genre  humain  serait  détruit. 
Cette  religion  peut-elle  être  de  Dieu? 

«  Est-il  rien  de  si  absurde  que  de  faire  prier  Dieu 
])Our  soi  par  des  prêtres,  par  des  moines,  par  d'au- 
tres personnes  ?  On  juge  de  Dieu  comme  on  juge 
des  rois. 

«  Quel  excès  de  folie  de  croire  que  Dieu  nous  a 
fait  naître  pour  que  nous  ne  fassions  que  ce  qui  est 
contre  nature,  que  ce  qui  peut  nous  rendre  malheu- 
reux dans  ce  monde,  en  exigeant  que  nous  nous 
refusions  tout  ce  qui  satisfait  les  sens,  les  appétits 
qu'il  nous  a  donnés  !  Que  pourrait  faire  de  plus  un 
tyran  acharné  à  nous  persécuter  depuis  l'instant  de 
notre  naissance  jusqu'à  celui  de  notre  mort  ? 

«  Pour  être  parfait  chrétien,  il  faut  être  ignorant, 
croire  aveuglément,  renoncer  cà  tous  les  plaisirs,  aux 
honneurs,  aux  richesses,  abandonner  ses  parents,  ses 
amis,  garder  sa  \irginité  ;  en  un  mot,  faire  tout  ce 
qui  est  contre  nature.  Cependant  cette  nature  n'opère 
sûrement  que  par  la  volonté  de  Dieu.  Quelle  contra- 


88  TiiÉnÈsE  niiLosoriiE 

riété  la  religion  sujtpose  dans  un  être  infiniment 
juste  et  bon  ! 

«  Puisque  Dieu  est  le  créateur  et  le  maître  de 
toutes  choses,  nous  devons  les  employer  toutes  à 
l'usage  pour  lequel  il  les  a  faites  et  nous  en  servir 
suivant  la  fin  qu'il  s'est  proposée  en  les  créant  ;  au- 
tant que  par  raison,  par  les  sentiments  intérieurs 
qu'il  nous  a  donnés,  nous  pouvons  connaître  son  des- 
sein et  son  but  et  les  concilier  avec  l'intérêt  de  la 
société  établie  parmi  les  hommes,  dans  les  pays  que 
nous  habitons. 

«  L'homme  n'est  pas  fait  pour  être  oisif  :  il  faut 
qu'il  s'occupe  à  quelque  chose  qui  ait  pour  but  son 
avantage  particulier  concilié  avec  le  bien  général. 
Dieu  n'a  pas  voulu  seulement  le  bonheur  de  quelques 
particuliers  ;  il  veut  le  bonheur  de  tous.  Nous  devons 
donc  nous  rendre  mutuellement  tous  les  services  pos- 
sibles, pourvu  que  ces  services  ne  détruisent  pas 
quelques  branches  de  la  société  établie  :  c'est  ce  der- 
nier point  qui  doit  diriger  nos  actions.  En  nous  conser- 
vant dans  ce  que  nous  faisons,  dans  notre  état,  nous 
remplissons  tous  nos  devoirs  ;  le  reste  n'est  que  chi- 
mère, qu'illusion,  que  préjugé. 

«  Toutes  les  religions,  sans  en  excepter  aucune, 
sont  les  ouvrages  des  hommes  ;  il  n'y  en  a  point  qui 
n'ait  eu  ses  martyrs,  ses  prétendus  miracles.  Que 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  89 

prouvent  de  plus  les  nûtres  que  ceux  des  autres 
religions  ? 

«  Les  religions  ont  d'abord  été  établies  par  la 
crainte  :  le  tonnerre,  les  orages,  les  vents,  la  grêle 
détruisaient  les  fruits,  les  grains  qui  nourrissaient 
les  premiers  lioninics  répandus  sur  la  surface  de  la 
terre  ;  leur  impuissance  à  parer  à  ces  événements 
les  obligea  à  avoir  recours  aux  prières  envers  ce 
qu'ils  reconnaissaient  être  plus  puissant  qu'eux,  et 
qu'ils  croyaient  disposé  à  les  tourmenter.  Par  la  suite, 
des  hommes  ambitieux,  de  vastes  génies,  de  grands 
politiques,  nés  dans  différents  siècles,  dans  diverses 
régions,  ont  tiré  parti  de  la  crédulité  des  peuples,  ont 
annoncé  des  dieux  souvent  bizarres,  fantasques, 
tyrans,  ont  établi  des  cultes,  ont  entrepris  de  former 
des  sociétés  dont  ils  pussent  devenir  les  chefs,  les  lé- 
gislateurs ;  ils  ont  reconnu  que,  pour  maintenir  ces 
sociétés,  il  était  nécessaire  que  chacun  des  membres 
sacrifiât  souvent  ses  passions,  ses  plaisirs  particuliers 
au  bonheur  des  autres.  De  là  la  nécessité  de  faire 
envisager  un  équivalent  de  récompenses  à  espérer  et 
de  peines  à  craindre  qui  déterminassent  à  faire  ces 
sacrifices. 

«  Ces  politiques  imaginèrent  donc  les  rehgions. 
Toutes  promettent  des  récompenses  et  annoncent  des 
peines  qui  engagent  une  grande  partie  des  hommes 


90  THÉRÈSE   PHILOSOPHE 

à  rcsislcr  au  penchant  naturel  qu'ils  ont  de  s'appro- 
prier le  bien,  la  femme,  la  fille  d'autrui  ;  de  se  ven- 
ger, de  médire,  de  noircir  la  réputation  de  leur  pro- 
chain, afin  de  rendre  la  leur  plus  saillante.  L'honneur 
fut  associé  par  la  suite  aux  religions.  Cet  être  aussi 
chimérique  qu'elles,  aussi  utile  au  bonheur  des 
sociétés  qu'à  celui  de  chaque  particulier,  fut  ima- 
giné pour  contenir  dans  les  mêmes  bornes,  et  par 
les  mêmes  principes,  un  certain  nombre  d'autres 
hommes. 

«  Il  y  a  un  Dieu,  créateur  et  moteur  de  tout  ce 
qui  existe,  n'en  doutons  point;  nous  faisons  partie 
de  ce  tout,  et  nous  n'agissons  qu'en  conséquence 
des  premiers  principes  du  mouvement  que  Dieu  lui 
a  donné.  Tout  est  combiné  et  nécessaire,  rien  n'est 
produit  par  le  hasard.  Trois  dés  posés  par  un  joueur 
doivent  infailliblement  donner  tel  ou  tel  point,  eu 
égard  à  l'arrangement  des  dés  dans  son  cornet,  à  la 
force  et  au  mouvement  donnés.  Le  coup  de  dés  est  le 
tableau  de  toutes  les  actions  de  notre  ^^e.  Un  dé 
en  pousse  un  autre  auquel  il  imprime  un  mouve- 
ment nécessaire,  et,  de  mouvements  en  mouvements, 
il  résulte  pliysiquement  un  tel  point.  De  même 
l'homme,  par  son  premier  mouvement,  par  sa  prc- 
nnère  action,  est  déterminé  invinciblement  à  une 
seconde,  à  une  troisième,  etc. 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  01 

«  Car  dire  que  l'homme  veut  une  chose  parce 
qu'il  la  veut,  c'est  ne  rien  dire,  c'est  supposer  que 
le  néant  produit  un  effet.  Il  est  évident  que  c'est 
un  motif,  une  raison  qui  le  détermine  à  vouloir 
celte  chose,  et  de  raisons  en  raisons,  qui  sont 
déterminées  les  unes  par  les  autres,  la  volonté  de 
l'hounne  est  invinciblement  nécessitée  de  faire  telles 
ou  telles  actions  pendant  tout  le  cours  de  sa  vie,  dont 
la  fin  est  celle  du  coup  de  dé. 

«  Aimons  Dieu,  non  pas  qu'il  l'exige  de  nous, 
mais  parce  qu'il  est  souverainement  bon,  et  ne 
craignons  que  les  hommes  et  leurs  lois.  Respectons 
ces  lois,  parce  qu'elles  sont  nécessaires  au  bien 
public,  dont  chacun  de  nous  fait  partie. 

«  Voilà,  madame,  ajouta  l'abbé  ï...,  ce  que  mon 
amitié  pour  vous  m'a  arraché  sur  le  chapitre  des 
religions.  C'est  le  fruit  de  vingt  années  de  travail, 
de  veilles  et  de  méditations,  pendant  lesquelles  j'ai 
cherché  de  bonne  foi  à  distimjuer  la  vérité  du 
mensonge. 

((  Concluons  donc,  ma  chère  amie,  que  les  plaisirs 
que  nous  goûtons,  vous  et  moi,  sont  purs,  sont 
innocents,  puisqu'ils  ne  blessent  ni  Dieu,  ni  les 
hommes,  par  le  secret  et  la  décence  que  nous  met- 
tons dans  notre  conduite.  Sans  ces  deux  conditions,  je 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE 


conviens  que  nous  causerions  du  scandale,  et  que 
nous  serions  criminels  envers  la  société  :  notre 
exemple  pourrait  séduire  de  jeunes  cœurs  destinés, 
par  leurs  familles,  par  leur  naissance,  à  des  emplois 
utiles  au  bien  public,  dont  ils  négligeraient  peut-être 
de  se  cbarger  pour  ne  suivre  que  le  torrent  des  plai- 
sirs. 

«  —  Mais,  répliqua  M""!  C...,  si  nos  plaisirs  sont 
innocents,  comme  je  le  conçois  présentement,  pour- 
quoi, au  contraire,  ne  pas  instruire  tout  le  monde  de 
la  manière  d'en  goûter  du  même  genre?  Pour- 
quoi ne  pas  communiquer  le  fruit  que  vous  avez 
tiré  de  vos  méditations  métaphysiques  à  nos  amis, 
à  nos  concitoyens,  puisque  rien  ne  pourrait  contribuer 
davantage  à  leur  tranquillité  et  à  leur  bonheur  ?  Ne 
m'avez-vous  pas  dit  cent  fois  qu'il  n'y  a  pas  de  plus 
grand  plaisir  que  celui  de  faire  des  heureux? 

«  —  Je  vous  ai  dit  vrai,  madame,  reprit  l'abbé 
T...,  mais  gardons-nous  bien  de  révéler  aux  sots  des 
vérités  qu'ils  ne  sentiraient  pas  ou  desquelles  ils 
abuseraient.  Elles  ne  doivent  être  connues  que  par 
les  gens  qui  savent  penser  et  dont  les  passions  sont 
tellement  en  équilibre  entre  elles  qu'ils  ne  sont  sub- 
jugués par  aucune.  Cette  espèce  d'hommes  et  de 
femmes  est  très  rare  :  de  cent  mille  personnes,  il 
n'y  en  a  pas  vingt  qui  s'accoutument  à  penser;  et  de 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE  93 

CCS  vingt,  à  peine  en  trouverez-vous  quatre  qui 
pensent,  en  effet,  par  elles-mêmes  ou  qui  ne  soient 
pas  emportées  par  quelque  passion  dominante.  De  là, 
il  faut  être  extrêmement  circonspect  sur  le  genre  de 
vérités  que  nous  avons  examinées  aujourd'hui. 

«  Comme  peu  de  personnes  aperçoivent  la  néces- 
sité qu  il  y  a  de  s'occuper  du  bonheur  de  ses  voisins 
pour  s'assurer  de  celui  que  l'on  cherche  soi-même, 
on  doit  donner  à  peu  de  personnes  des  preuves 
claires  de  l'insuffisance  des  religions,  qui  ne  laissent 
pas  de  faire  agir  et  de  retenir  un  grand  nombre 
d'hommes  dans  leurs  devoirs  et  dans  l'observation  de 
règles  qui,  dans  le  fond,  ne  sont  utiles  qu'au  bien 
de  la  société,  sous  le  voile  de  la  religion,  par  la 
crainte  des  peines  et  l'espérance  des  récompenses 
éternelles  qu'elle  leur  annonce.  Ce  sont  celle  crainte 
et  cette  espérance  qui  guident  les  faibles  :  le  nombre 
en  est  grand.  Ce  sont  l'honneur,  les  lois  humaines, 
l'intérêt  public  qui  guident  les  gens  qui  pensent  :  le 
nombre  en  est,  en  vérité,  bien  petit.  » 

Dès  que  M. l'abbé  T. ..eut  cessé  de  parler, M"* C... 
le  remercia  dans  des  termes  qui  marquaient  toute  sa 
satisfaction.  «  Tu  es  adorable,  mon  cher  ami,  lui  dit- 
elle  en  lui  sautant  au  cou.  Que  je  me  trouve  heureuse 
de  connaître,  d'aimer  un  homme  qui  pense  aussi 
sainement  que  toi!  Sois  assuré  que  je  n'abuserai 


9i  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

jamais  de  ta  confiance,  et  que  je  suivrai  exactement 
la  solidité  de  tes  principes.  » 

Après  quelques  baisers  qui  furent  encore  donnés 
de  part  et  d'autre  et  qui  m'ennuyèrent  beaucoup,  à 
cause  de  la  situation  gênante  où  j'étais,  mon  pieux 
directeur  et  sa  docile  prosélyte  descendirent  dans  la 
salle  oîi  l'on  avait  coutume  de  s'assembler.  Je  gagnai 
promptement  ma  chambre,  où  je  m'enfermai.  Un 
instant  après,  on  vint  m'appeler  de  la  part  de  M'^eC... 
Je  lui  fis  dire  que  je  n'avais  pas  dormi  de  la  nuit  et 
que  je  la  priais  de  me  laisser  reposer  encore  quel- 
ques heures.  J'era])loyai  ce  temps  à  mettre  par  écrit 
tout  ce  que  je  venais  d'entendre. 

Nos  jours  s'écoulaient,  dans  cette  campagne,  en 
témoignages  réciproques  d'amitié,  lorsque  ma  mère 
vint  subitement,  un  matin,  m'annoncer  que  notre 
voyage  de  Paris  était  fixé  pour  le  lendemain.  Nous 
dînâmes  encore,  ma  mère  et  moi,  chez  l'aimable 
M™e  G...,  que  je  quittai  en  versant  un  torrent  de 
larmes.  Celte  femme  adorable,  peut-être  unique  dans 
son  espèce,  m'accabla  de  caresses  et  me  donna  les 
conseils  les  plus  sages,  sans  y  mêler  des  petitesses 
accablantes  et  inutiles.  M.  l'abbé  T...  était  allé  dans 
une  ville  voisine  où  il  devait  passer  huit  jours.  Je  ne 
le  vis  point.  Nous  retournâmes  coucher  à  Volnot. 
Tout  était  préparé  pour  notre  voyage.  Nous  nous 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  95 

mîmes  le  lendemain  dans  une  chaise,  qui  nous  voi- 
tura  jusqu'à  Lyon,  d'où  la  diligence  nous  conduisit  à 
Paris . 

J'ai  dit  que  ma  mère  s'était  déterminée  à  faire  ce 
voyage  parce  qu'il  lui  était  dû  une  somme  considé- 
rable par  un  marchand  de  sa  connaissance,  et  que 
du  paiement  de  cette  somme  dépendait  toute  notre 
fortune.  D'autre  part,  ma  mère  était  endettée,  son 
commerce  languissait.  Avant  de  partir  de  Voinot, 
elle  avait  laissé  toutes  ses  affaires  entre  les  mains 
d'un  avocat,  son  parent,  qui  acheva  de  les  perdre. 
Ma  mère  apprit  que  tout  était  saisi  chez  elle;  le 
même  jour,  pour  comble  d'infortune,  on  vint  lui 
annoncer  que  son  débiteur  de  Paris,  obéré  et  pressé 
trop  vivement  pour  une  multitude  do  créanciers,  ve- 
nait de  faire  une  banqueroute  frauduleuse  et  com- 
plète. On  ne  résiste  pas  à  tant  de  chagrins  à  la  fois  : 
ma  pauvre  mèi"e  y  succomba  ;  une  fièvre  maligne 
l'emporta  en  huit  jours. 

Me  voilà  donc  au  milieu  de  Paris,  livrée  à  moi- 
même,  sans  parents,  sans  amis,  jolie,  à  ce  qu'on  me 
disait,  instruite  à  bien  des  égards,  mais  sans  con- 
naissance des  usages  du  monde. 

Ma  mère,  avant  de  mourir,  m'avait  remis  une 
bourse,  dans  laquelle  je  trouvai  quatre  cents  louis 
d'or;  étant  d'ailleurs  assez  bien  en  linçre  et  en  ha- 


96  THÉRÈSE   PHILOSOPHE 

bits,  je  me  crus  riche.  Mon  premier  mouvement  fut 
cependant  de  me  jeter  dans  un  monastère  et  de  me 
faire  religieuse  ;  mais  les  réflexions  que  je  fis  sur  ce 
que  j'avais  souffert  autrefois  dans  un  pareil  gîte, 
jointes  aux  conseils  d'une  dame,  ma  voisine,  avec  qui 
j'avais  ébauché  un  commencement  de  connaissance, 
me  détournèrent  de  ce  fatal  dessein. 

Cette  dame,  qui  se  nommait  Bois-Laurier,  avait  un 
appartement  <à  côté  de  celui  que  j'occupais  dans  un 
hôtel  garni.  Elle  eut  la  complaisance  de  ne  me  pres- 
que point  quitter  pendant  le  premier  mois  qui  suivit 
la  mort  de  ma  mère,  et  je  lui  dois  une  reconnais- 
sance éternelle  des  soins  qu'elle  me  donna  pour 
soulager  les  afflictions  dont  j'étais  accablée.  M^^*  Bois- 
Laurier  était,  comme  vous  l'avez  su,  une  femme  que 
la  nécessité  avait  contrainte,  pendant  sa  jeunesse,  de 
servir  au  soulagement  de  l'inconduite  du  public 
libertin,  et  qui,  à  l'exemple  de  tant  d'autres,  jouait 
alors  incognito  le  rôle  dhonnéte  femme,  à  l'aide 
d'une  rente  viagère  qu'elle  s'était  assurée  de  l'épar- 
gne de  ses  premiers  travaux. 

Cependant  l'affliction  qui  me  dévorait  fit  place 
aux  réflexions.  L'avenir  me  fit  peur  ;  je  m'en  ouvris 
à  mon  amie  ;  je  lui  confiai  l'état  de  mes  finances  et 
ce  que  j'envisageais  d'affreux  dans  ma  situation. 
Elle  avait  un  esprit  solide  et  afl'ermi  par  l'expérience. 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  97 

«  Que  vous  êtes  peu  sage,  me  dit-elle  un  matin, 
de  vous  inquiéter  aussi  vivement  d'un  avenir  qui 
n'est  pas  plus  certain  pour  les  plus  riches  que  pour 
les  plus  pauvres  et  qui  doit  vous  paraître  moins  cri- 
tique qu'à  une  autre  !  Est-ce  qu'avec  du  mérite,  une 
taille,  une  mine  comme  celle  que  vous  portez  là  une 
fille  est  jamais  embarrassée,  pour  peu  qu'elle  y 
joigne  de  la  prudence  et  de  la  conduite?  Non,  ma- 
demoiselle, ne  vous  inquiétez  point  :  je  vous  trouve^ 
rai  ce  qu'il  vous  faut,  peut-être  même  un  bon  mari  ; 
car  il  me  paraît  que  votre  manie  est  de  vouloir  tâter 
du  sacrement.  Hélas!  ma  pauvre  enfant,  vous  ne 
connaissez  guère  la  juste  valeur  de  ce  que  vous 
désirez  là  !  Enfin,  laissez-moi  faire  ;  une  femme  de 
quarante  ans,  qui  a  l'expérience  d'une  de  cinquante, 
sait  ce  qui  convient  à  une  fille  comme  vous.  Je  vous 
scrrirai  de  mère,  ajouia-t-clle,  et  de  chaperon  pour 
paraître  dans  le  monde  ;  dès  aujourd'hui  je  vous  pré- 
senterai à  mon  oncle  B...,  qui  doit  venir  me  voir  : 
c'est  un  riche  financier,  un  honnête  homme,  qui 
vous  trouvera  bientôt  un  bon  parti.  » 

Je  sautai  au  cou  de  Bois-Laurier,  que  je  remer- 
ciai de  tout  mon  cœur,  et  j'avoue  de  bonne  foi  que 
le  ton  d'assurance  avec  lequel  elle  me  parlait  me 
persuada  que  ma  fortune  était  certaine. 

Qu'une    fille    sans    expérience,    avec    beaucoup 


98  THÉRÈSE   IMIILOSOPIIE 

d'araour-proprp,  est  sotte  !  Les  leçons  de  M.  l'abbé 
T...  m'avaient  bien  dessillé  les  yeux  sur  le  rôle  que 
nous  devons  jouer  ici-bas,  eu  égard  à  Dieu  et  aux 
lois  des  lionnnes  ;  mais  je  n'avais  aucune  connais- 
sance de  l'usage  du  monde. 

Tout  ce  que  je  voyais,  ce  qu'on  me  disait  me 
paraissait  rempli  de  la  jtrobité  que  j'avais  trouvée 
dans  M"""  C...  et  dans  l'abbé  T...,  et  je  croyais  le  seul 
Dirrag  un  méchant  homme.  Pauvre  innocente  !  que 
je  me  trompais  grossièrement  ! 

Le  financier  B...  arriva  chez  M™"  Bois-Laurier  vers 
les  cinq  heures  du  soir.  On  employa  sans  doute  les 
premiers  quarts  d'heure  de  cette  visite  à  tout  autre 
chose  qu'à  s'entretenir  de  moi.  La  nièce  était  trop 
fine  pour  ne  pas  mettre  l'oncle  dans  un  état  de  tran- 
quillité qui  ne  lui  laissât  rien  à  redouter  de  l'effet  de 
mes  cliarmes^  qu'elle  disait  être  dangereux.  La  besogne 
fut  longue.  Vers  les  sept  heures,  je  fus  présentée  à 
M.  B...,  à  qui  je  fis  en  entrant  une  profonde  révé- 
rence sans  qu'il  daignât  se  lever.  11  me  fit  asseoir, 
cependant,  sur  une  chaise,  à  côté  d'un  fauteuil  dans 
lequel  il  était  à  demi  couché,  jioussant  un  gros  ven- 
tre en  avant  qui  n'était  couvert  que  de  sa  chemise, 
et  il  me  reçut  avec  l'air  et  les  manières  de  la  plupart 
des  gens  de  son  état;  tout  m'en  parut  néanmoins 
admirable,  jusqu'aux  louanges  qu'il  donna  à  la  fermeté 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  99 


de  ma  cuisse,  sur  laquelle  il  appuya  brutalement  sa 
main  en  serrant  de  toute  sa  force,  au  point  de  me 
faire  pousser  un  cri. 

«  Ma  nièce  m'a  parlé  de  vous,  me  dit-il  sans  faire 
attention  à  la  douleur  qu'il  m'avait  causée  ;  comment, 
diable  !  vous  avez  des  yeux,  des  dents,  une  cuisse 
dure  !  Oh  !  nous  ferons  quelque  chose  de  vous.  Dès 
demain,  je  vous  fais  diner  avec  un  de  mes  confrères 
qui  a  de  l'or  plein  cette  chambre  ;  je  connais  son 
humeur  :  il  sera  d'abord  amoureux  ;  ménagez-le  ;  je 
vous  réponds  que  c'est  un  bon  vivant  dont  vous  serez 
contente.  Adieu,  mes  chors  enfants,  ajouta-t-il  en  se 
levant  et  boutonnant  sa  veste;  embrassez-moi  toutes 
deux  et  me  regardez  connue  votre  père.  Toi,  ma 
nièce,  envoie  dire  à  ma  petite  maison  qu'on  nous  y 
prépare  à  diner.  » 

Aussitôt  que  notre  financier  fut  sorti.  M"'*  Bois- 
Laurier  me  témoigna  combien  elle  était  charmée 
qu'il  m'eût  trouvée  de  son  goût.  «  C'est  un  homme 
sans  façon,  me  dit-elle,  un  cœur  excellent  et  un  ami 
essentiel.  Laissez-moi  faire  :  j'ai  pris  pour  vous  une 
sincère  amitié  ;  suivez  seulement  mes  conseils  ;  sur- 
tout, ne  faisons  pas  la  bégueule,  et  je  vous  réponds 
de  votre  fortune.  » 

Je  soupai  avec  mon  nouveau  mentor,  qui  sonda 


100  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

adroitement  quelle  était  ma  faron  de  penser  et  la 
conduite  que  j'avais  tenue  jusqu'alors. 

Son  épanchement  de  cœur  pour  moi  excita  le  mien. 
Je  jasai  plus  que  je  ne  voulais.  On  fut  d'abord  alarmé 
d'apprendre  que  je  n'avais  jamais  eu  d'amants  ;  mais 
on  se  rassura  dès  qu'on  fut  persuadé,  par  les  réponses 
qu'on  m'arracha  finement,  que  je  connaissais  la  valeur 
des  plaisirs  de  l'amour  et  que  j'en  avais  tiré  un  hon- 
nête parti.  La  Bois-Laurier  me  baisa,  me  caressa  ; 
elle  fît  tout  ce  qu'elle  put  pour  m'engager  à  coucher 
avec  elle.  Je  la  remerciai,  et  je  rentrai  chez  moi, 
l'esprit  très  occupé  de  la  bonne  fortune  qui  m'atten- 
dait. 

Les  Parisiennes  sont  vives  et  caressantes.  Dès  le 
lendemain  matin,  mon  obligeante  voisine  vint  me  pro- 
poser de  me  friser,  de  me  servir  de  femme  de  cham- 
bre, de  faire  ma  toilette  ;  mais  le  deuil  de  ma  mère 
m'empêcha  d'accepter  ses  offres,  et  je  restai  dans  mon 
petit  bonnet  de  nuit.  La  curieuse  Bois-Laurier  me  lit 
mille  polissonneries  et  parcourut  tous  mes  charmes, 
des  yeux  et  de  la  main,  en  me  donnant  une  chemise 
qu'elle  voulut  me  passer  elle-même  :  «  Mais,  coquine  ! 
me  dit-elle  par  réflexion,  je  crois  que  tu  prends  ta 
chemise  sans  avoir  fait  la  toilette  à  ton  minon  ;  où 
est  donc  ton  bidet?  » 

«  —  Je  ne  sais,  en  vérité,  lui  répondis-je,  ce  que 


TIIÉllÈSE  PHILOSOPHE  101 

VOUS  voulez  me  dire  avec  votre  bidet.  »  —  «  Com- 
ment, dit-elle,  point  de  bidet?  Garde-toi  bien  de  te 
vanter  jamais  d'avoir  man([ué  d'un  meuble  aussi  né- 
cessaire à  une  tille  du  bon  air  que  sa  propre  che- 
mise. Pour  aujourd'hui,  je  veux  bien  te  prêter  le 
mien;  mais  demain,  sans  plus  tarder,  songe  à  l'em- 
plette d'un  bidet.  »  Celui  de  la  Bois-Laurier  fut  donc 
apporté  ;  elle  me  campa  dessus,  et,  malgré  tout  ce 
que  je  pus  dire  et  faire,  cette  femme  officieuse,  tout 
en  riant  comme  une  folle,  lava  elle-même  abondam- 
ment ce  qu'elle  nommait  mon  minon.  L'eau  de 
lavande  ne  lui  fut  pas  épargnée.  Que  je  soupçonnais 
peu  la  fête  qui  lui  était  préparée,  et  le  motif  de  cet 
exact  lavabo  ! 

Vers  le  midi,  un  honnête  fiacre  nous  conduisit  à  la 
petite  maison  de  M.  B...,  où  il  nous  attendait  avec 
M.  R...,  son  confrère  et  ami.  Celui-ci  était  un  homme 
de  trente-huit  à  quarante  ans,  d'une  figure  assez 
passable,  richement  habillé,  affectant  de  montrer 
tour  à  tour  ses  bagues,  ses  tabatières,  ses  étuis, 
jouant  l'homme  d'importance.  Il  daigna  néanmoins 
s'approcher  de  moi,  et  me  prenant  parles  mains,  en  me 
considérant  attentivement  face  à  face  :  «  Elle  est,  par- 
bleu! jolie!  s'écria-t-il ;  d'honneur!  elle  est  char- 
mante, et  je  veux  en  faire  ma  petite  femme.  »  —  «  Oh  ! 
monsieur,  vous  me  faites  bien  de  l'honneur,  répli- 

7. 


102  THÉRÈSE   PHILOSOPHE 

quai-je,  et  si...  »  —  «  Non,  non,  rcprit-il,  ne  vous 
embarrassez  de  rien  :  j'arrangerai  tout  cela  de  façon 
que  vous  serez  contente.  » 

On  annonça  qu'on  avait  servi  ;  on  se  mit  à  table 
Li  liois-Laurier,  qui  connaissait  le  jargon,  les  propos 
usités  dans  ces  sortes  de  rej)as,  y  lut  charmante. 
Elle  eut  beau  m'agacer,  j'étais  totalement  déplacée, 
je  ne  disais  mot,  ou  si  je  parlais,  c'était  dans  des 
termes  qui  parurent  si  maussades  aux  deux  financiers 
que  la  première  vivacité  de  M.  R...  se  perdit  :  il  me 
regardait  avec  de  grands  yeux  qui  annonçaient  l'idée 
qu'il  concevait  de  mon  esprit  :  on  ne  paraît  ordinai- 
rement en  avoir  qu'avec  les  personnes  qui  pensent  et 
agissent  comme  nous.  Cependant  quelques  verres  de 
vin  de  Champagne  réparèrent  bientôt  dans  l'imagi- 
nation de  R...  les  torts  que  la  stérilité  de  ma  con- 
versation y  avait  faits.  Il  devint  plus  pressant,  et  moi 
plus  docile.  Son  air  d'aisance  m'en  imposa  ;  ses 
mains  larronnesses  voltigeaient  un  peu  partout  ;  et  la 
crainte  de  manquer  à  des  égards  que  je  croyais  d'u- 
sage m'empêchait  d'oser  lui  en  imposer  sérieuse- 
ment. Je  me  croyais  d'autant  plus  autorisée  à  laisser 
aller  les  choses  leur  train  que  je  voyais  sur  un 
sopha,  à  l'autre  bout  de  la  salle,  M.  ïî...  parcourant 
encore  un  peu  plus  cavalièrement  les  appas  de  ma- 
dame sa  nièce.  Enfin,  je  me  défendis  si  mal  des 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  103 

petites  entreprises  de  R...  qu'il  ne  douta  pas  de 
réussir,  s'il  en  tentait  de  plus  sérieuses.  Il  me  pro- 
posa de  passer  sur  un  lit  de  repos  qui  faisait  face  au 
sopha.  «  Je  le  veux  bien,  monsieur,  lui  dis-je  bonne- 
ment; je  pense  que  nous  serons  mieux,  et  je  crains 
que  vous  ne  vous  fatiguiez  trop  dans  la  situation  où 
vous  êtes  là,  à  mes  genoux.  »  (Il  venait,  en  effet,  de 
s'y  mettre.)  Aussitôt  il  se  lève  et  me  porte  sur  le 
petit  lit. 

Dans  ce  mouvement,  je  m'aperçus  que  M.  B...  et 
sa  nièce  sortaient  de  l'appartement  ;  je  voulus  me 
relever  pour  les  suivre  ;  mais  l'entreprenant  H..., 
me  disant  en  quatre  mots  qu'il  m'aimaJt  à  la  folie  et 
qu'il  voulait  faire  ma  fortune,  avait  troussé  d'une 
main  ma  chemise  jusqu'à  la  ceinture,  et  de  l'autre 
sortait  de  sa  culotte  un  membre  roide  et  ncn-eux  ; 
son  genou  était  passé  entre  mes  cuisses,  qu'il  ouvrait 
le  plus  qu'il  lui  était  possible,  et  il  se  disposait  à 
assouvir  sa  brutalité  lorsque,  portant  les  yeux  sur 
le  monstre  dont  j'étais  menacée,  je  reconnus  qu'il 
avait  à  peu  prés  la  même  physionomie  que  le  gou- 
pillon dont  le  Père  Dirrag  se  servait  pour  chasser 
l'esprit  immonde  du  corps  de  ses  pénitentes. 

Je  me  souvins  en  ce  moment  de  tout  le  danger 
que  M.  l'abbé  T...  m'avait  fait  envisager  dans  la 
nature  de  l'opération  dont  j'étais  menacée.  Ma  doci- 


104-  THÉBÈSE   PHILOSOPHE 

lité  se  changea  sur-le-champ  en  fureur  ;  je  saisis  le 
redoutable  R...  à  la  cravate,  et,  le  bras  tendu,  je  le 
tins  dans  une  posture  qui  le  mit  hors  d'état  de 
prendre  celle  qu'il  s'efiforçait  de  gagner.  Alors,  tenant 
la  vue  fixée,  de  peur  de  surprise,  sur  la  tête  de  l'en- 
nemi dont  je  craignais  l'enfilure,  j'appelai  de  toutes 
mes  forces  à  mon  secours  M""  Bois-Laurier,  qui, 
de  moitié  ou  non  dans  les  projets  de  R...,  ne  put 
se  dispenser  d'accourir  et  de  blâmer  son  procédé. 

Furieuse  de  l'affront  que  je  venais  de  recevoir  de 
la  part  de  R...,  j'étais  au  moment  de  lui  arracher  les 
yeux  ;  je  lui  reprochais  sa  témérité  dans  les  termes 
les  plus  vifs.  M.  B...  avait  joint  la  Bois-Laurier; 
tous  deux  ensemble  ne  retenaient  qu'avec  peine  les 
efforts  que  je  faisais  pour  leur  échapper  et  tomber 
sur  R...,  lorsque  celui-ci,  après  avoir  remis  tran- 
quillement le  meuble  critique  dans  son  gîte,  rom- 
pit tout  à  coup  le  silence  par  un  éclat  de  rire  désor- 
donné. 

((  Parbleu  !  la  petite  provinciale,  dit-il  en  affec- 
tant le  mauvais  plaisant,  convenez  que  je  vous  ai  fait 
grande  peur  :  vous  avez  donc  cru  sérieusement  que 
je  voulais  ?...  Oh  !  la  singuMère  chose  qu'une  fille  de 
province,  qui  n'a  pas  le  soupçon  des  usages  du  beau 
monde  !  Imagine-toi,  mon  cher  B...,  continua-t-il, 
que  j'ai  couché  mademoiselle  sur  le  lit,  j'ai  levé  ses 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  105 

jupes,  je  lui  ai  montré  mon...;  la  petite  bégueule  ne 
s'est-elle  pas  imaginé  qu'il  y  avait  quelque  chose 
d'irrégulier  dans  ce  procédé  !  Elle  fait  du  lutin,  vous 
êtes  venus  :  voilà  toute  l'iiistoire  qui  met  celte  belle 
enfimt  dans  les  convulsions  que  vous  voyez  ;  n'y  a- 
t-il  pas  là  de  quoi  mourir  de  rire  ?  ajouta-t-il  en 
redoublant  ses  éclats.  Mais,  la  Bois-Laurier.  reprit-Q 
tout  à  coup  avec  un  grand  sérieux,  je  vous  prie  de 
ne  me  plus  mettre  avec  de  pareilles  sottes  ;  je  ne 
suis  point  fait  pour  être  maître  d'école  ni  professeur 
de  civilité,  et  vous  ferez  fort  bien  d'apprendre  à  vivre 
à  mademoiselle  avant  de  la  présenter  en  compagnie 
de  gens  comme  B...  et  moi.  » 

Les  bras,  je  vous  l'avoue,  m'étaient  tombés  pen- 
dant cette  singulière  harangue.  J'écoutais  R...  la 
bouche  béante,  je  le  regardais  avec  des  yeux  hébétés, 
et  je  ne  disais  mot. 

B...  disparut  avec  R..,  sans  que,  pour  ainsi  dire, 
je  m'en  aperçusse,  et  je  restai  comme  une  stupide 
entre  les  bras  de  la  Bois-Laurier,  qui  marmottait 
aussi  entre  ses  dents  certains  petits  mots  qui  visaient 
à  me  faire  entendre  que  je  ne  laissais  pas  d'avoir 
quelques  torts.  Nous  montâmes  dans  notre  fiacre,  et 
nous  retournâmes  chez  nous. 

Je  ne  résistai  pas  longtemps  à  l'agitation  de  mes 
sens.  En  arrivant,  je  versai  un  torrent  de  larmes.  Ma 


106  THÉRÈSE   PHILOSOPHE 

chaste  compagne,  qui  n'était  pas  tranquille  sur  les 
idées  qui  nie  restaient  de  mon  aventure,  ne  me  quitta 
point  ;  elle  chercha  à  me  persuader  que  les  hommes 
étaient  toujours  curieux  de  sonder  jusqu'à  quel  point 
une  fille  qu'ils  ont  en  vue  d'épouser  connaît  les  plai- 
sirs de  l'amour.  La  conclusion  de  ce  beau  raisonne- 
ment M  que  la  prudence  aurait  dû  m'engager  à 
affecter  plus  d'ignorance,  et  qu'elle  voyait  avec  chagrin 
que  ma  vivacité  m'avait  peut-être  fait  manquer  ma 
fortune. 

Je  lui  répondis,  avec  feu,  que  je  n'étais  pas  assez 
peu  instruite  pour  ignorer  ce  que  l'indigne  R...  vou- 
lait faire  de  moi.  J'ajoutai  assez  sèchement  que  la 
plus  haute  fortune  ne  me  tenterait  jamais  à  ce  prix- 
là.  Emportée  par  mon  agitation,  je  lui  contai  ensuite 
ce  que  j'avais  vu  du  Père  Dirrag  et  de  M^'*  Eradice, 
les  leçons  que  j'avais  reçues,  à  ce  sujet,  de  l'abbé  ï... 
et  de  M'-  G.... 

Enfin,  de  propos  en  propos,  la  rusée  de  Bois-Laurier 
sut  tirer  de  moi  toute  mon  histoire.  Ce  détitil  la  fit 
changer  de  ton  ;  si  je  lui  avais  paru  peu  instruite  des 
manières,  des  usages  du  monde,  elle  ne  fut  pas  peu 
surprise  de  mes  lumières  dans  la  morale,  la  méta- 
physique et  la  religion. 

La  Bois-Laurier  a  le  cœur  excellent,  a  Que  je  suis 
enchantée,  me  dit-elle  en  m'embrassant  étroitement, 


THÉKÈSE  PHILOSOPHE  107 

de  connaître  une  fille  telle  que  toi  î  Tu  viens  de  me 
dessiller  les  yeux  sur  des  mystères  qui  faisaient  tout 
le  malheur  de  ma  vie  ;  les  rétlcxions  que  je  ne  ces- 
sais de  faire  sur  ma  conduite  passée  en  troublaient 
le  repos.  Qui  est-ce  qui  devait  plus  appréhender  que 
moi  les  châtiments  dont  on  nous  menace  pour  des 
crimes  que  tu  m'as  déniontré  être  involontaires?  Le 
commencement  de  ma  vie  a  été  un  tissu  d'horreurs  ; 
mais,  quoi  qu'il  en  coûte  à  mon  amour-propre,  je 
te  dois  confidence  pour  confidence,  leçon  pour 
leçon. 

«  Écoute  donc,  ma  chère  Thérèse,  le  récit  de  mes 
aventures  ;  en  l'instruisant  des  caprices  des  hommes, 
qu'il  est  bon  que  tu  connaisses,  il  pourra  contribuer 
aussi  à  te  confirmer  qu'en  effet  le  vice  et  la  vertu 
dépendent  du  tempérament  et  de  l'éducation.  » 

Et  tout  de  suite  cette  femme  commença  son  his- 
toire. 


108  THÉRÈSE   PHILOSOPHE 


HISTOIRE 


DE 


LA  BOIS-LAURIER 


Tu  vois  en  moi,  chère  Thérèse,  un  être  singuHer. 
Je  ne  suis  ni  homme,  ni  femme,  ni  fille,  ni  veuve,  ni 
mariée.  J'ai  été  une  libertine  de  profession,  et  je 
suis  encore  pucelle.  Sur  un  pareil  début,  tu  me 
prends  sans  doute  pour  une  folle  :  un  peu  de  pa- 
tience, je  le  prie,  tu  auras  le  mot  de  Ténigme.  La 
Nature,  capricieuse  à  mon  égard,  a  semé  d'obstacles 
insurmontables  la  route  des  plaisirs  qui  font  passer 
une  fille  de  son  état  à  celui  de  femme  :  une  mem- 
brane nerveuse  en  ferme  l'avenue  avec  assez  d'exac- 
titude pour  que  le  trait  le  plus  délié  que  l'amour  ait 
jamais  eu  dans  son  carquois  n'ait  pu  atteindre  le 
but;  et,  ce  qui  te  surprendra  davantage,  on  n'a 
jamais  pu  me  déterminer  à   subir  l'opération   qui 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE  109 

pouvait  me  rendre  habile  aux  plaisirs,  quoique,  pour 
vaincre  ma  répugnance,  on  me  citât  à  chaque  ins- 
tant l'exemple  d'une  infinité  de  jeunes  filles  qui,  dans 
le  même  cas,  s'étaient  soumises  à  cette  épreuve. 

Destinée  des  ma  plus  tendre  enfance  à  l'état  de 
courtisane,  ce  défaut,  qui  semblait  devoir  être  Técueil 
de  ma  fortune  dans  ce  honteux  métier,  en  a  été,  au 
contraire,  le  principal  mobile.  Tu  comprends  donc  que, 
lorsque  je  t'ai  dit  que  mes  aventures  t'instruiraient 
des  caprices  des  hommes,  je  n'ai  pas  entendu  parler 
des  différentes  attitudes  que  la  volupté  leur  fait  varier, 
pour  ainsi  dire,  à  l'intlni,  dans  leurs  embrassements 
réels  avec  les  femmes.  Toutes  les  nuances  des  atti- 
tudes galantes  ont  été  traitées  avec  tant  d'énergie  par 
le  célèbre  Pierre  Arétin,  qui  vivait  dans  le  xv»  siècle, 
qu'il  n'en  reste  rien  à  dire  aujourd'hui.  Il  n'est  donc 
question,  dans  ce  que  j'ai  à  t'apprendre,  que  de  ces 
goCits  de  fantaisie,  de  ces  complaisances  bizarres  que 
quantité  d'hommes  exigent  de  nous  et  qui,  par 
prédilection  ou  par  certain  défaut  de  conformation, 
leur  tiennent  lieu  d'une  jouissance  parfaite.  J'entre 
présentement  en  matière. 

Je  n'ai  jamais  connu  mon  père  ni  ma  mère.  Une 
femme  de  Paris,  nommée  la  Lefort,  logée  bourgeoi- 
sement, chez  laquelle  j'avais  été  élevée  comme  étant 
sa  fille,  me  tira  un  jour  mystérieusement  en  particu- 

8 


110  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

lier,  pour  me  dire  ce  que  lu  vas  enlendi-e  (j'avais 
alors  quinze  ans)  : 

«  Vous  n'êtes  point  ma  fille,  me  dit  M™»  Lefort  ; 
il  est  temps  que  je  vous  instruise  de  votre  état.  A 
l'âge  de  six  ans,  vous  étiez  égarée  dans  les  rues  de 
Paris  ;  je  vous  ai  retirée  chez  moi,  nourrie  et  entre- 
tenue charitablement  jusqu'à  ce  jour,  sans  avoir 
jamais  pu  découvrir  quels  sont  vos  piirents,  quelques 
soins  que  je  me  sois  donnés  pour  cela. 

«  Vous  avez  dû  vous  apercevoir  que  je  ne  suis 
pas  riche,  quoique  je  n'aie  rien  néghgé  pour  votre 
éducation.  C'est  à  vous  présentement  à  être  vous- 
même  l'instrument  de  votre  fortune.  Voici,  ajouta-t- 
elle,  ce  qui  me  reste  à  vous  proposer  pour  y  parve- 
nir. Vous  êtes  bien  johe,  plus  formée  que  ne  l'est 
ordinairement  une  lille  de  votre  âge.  M.  le  président 
de  M"*,  mon  protecteur  et  mon  voisin,  est  amoureux 
de  vous.  Voyez,  Manon,  ce  que  vous  voulez  que  je 
lui  dise  ;  mais  je  ne  dois  pas  vous  taire  que  si  vous 
n'acceptez  pas  sans  restriction  les  offres  qu'il  m'a 
chargée  de  vous  faire,  il  faut  vous  déterminer  à 
quitter  ma  maison  dès  aujourd'hui,  parce  que  je 
suis  hors  d'état  de  vous  nourrir  et  de  vous  habiller 
plus  longtemps.  » 

Cette  confidence  accablante  et  la  conclusion  de 
M'"^  Lefort,  qui  l'accompagnait,  me  glacèrent  d'effroi. 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  111 

J'eus  recours  aux  larmes.  Point  de  quartier  :  il  fallut 
me  décider.  Après  quelques  explications  prélimi- 
naires, je  promis  de  faire  tout  ce  qu'on  exigeait,  au 
moyen  de  quoi  M™«  Lefort  m'assura  qu'elle  me  con- 
serverait toujours  les  soins  et  le  doux  nom  de  mère. 

Le  lendemain  matin,  elle  m'instruisit  amplement 
des  devoirs  de  l'état  que  j'allais  embrasser  et  des 
procédés  particuliers  qu'il  convenait  que  j'eusse  avec 
M.  le  président.  Ensuite,  elle  me  fit  mettre  toute 
nue,  me  lava  le  corps  du  haut  en  bas,  me  frisa,  me 
coiffa  et  me  revêtit  d'habits  beaucoup  plus  propres 
que  ceux  que  j'avais  coutume  de  porter. 

A  quatre  heures  après  midi,  nous  fûmes  introduites 
chez  M.  le  président.  C'était  un  homme  grand,  sec, 
dont  le  visage  jaune  et  ridé  était  enfoui  dans  une 
très  longue  et  très  ample  perruque  carrée.  Ce  res- 
pectable personnage,  après  nous  avoir  fait  asseoir, 
dit  gravement,  en  adressant  la  parole  à  ma  mère  : 
«  Voilà  donc  la  petite  personne  en  question  ?  Elle 
est  assez  bien  :  je  vous  avais  toujours  dit  qu'elle 
avait  des  dispositions  à  devenir  jolie  et  bien  faite  ; 
et  jusqu'cà  présent  ce  n'est  pas  de  l'argent  mal  em- 
ployé ;  mais  vous  êtes  sûre  au  moins  qu'elle  a  son 
pucelage?  ajouta-t-il.  Voyons  un  peu,  madame  Lefort.  » 
Aussitôt  ma  bonne  mère  me  fit  asseoir  sur  le  bord 
d'un  lit  et,  me  couchant  renversée  sur  le  dos,  ehe 


112  THÉRÈSE   PHILOSOI'IIE 

releva  ma  chemise  et  se  disposait  à  m'ouvrir  les 
cuisses,  lorsque  M.  le  président  lui  dit  d'un  ton  brus- 
que :  «  Eh  !  ce  n'est  pas  cela,  madame  ;  les  femmes 
ont  toujours  la  manie  de  montrer  les  devants  !  Eh  ! 
non,  faites  tourner...  —  Ah!  monseigneur,  je  vous 
demande  pardon,  s'écria  ma  mère  ;  je  croyais  que 
vous  vouliez  voir...  Çà!  levez-vous,  Manon,  me  dit- 
elle  ;  mettez  un  genou  sur  cette  chaise,  et  inclinez 
le  corps  le  plus  que  vous  pourrez.  » 

Moi,  semblable  à  une  victime,  les  yeux  baissés,  je 
fis  ce  qu'on  me  prescrivait.  Ma  digne  mère  me  troussa 
dans  cette  attitude  jusqu'aux  hanches,  et  M.  le  pré- 
sident s'étant  approché,  je  sentis  qu'elle  ouvrait  les 
lèvres  de  mon  ...,  entre  lesquelles  monseigneur  ten- 
tait d'introduire  le  doigt,  en  tâchant,  mais  inutilement 
de  pénétrer.  «  Cela  est  fort  bien,  dit-il  à  ma  mère, 
et  je  suis  content  :  je  vois  qu'elle  est  sûrement  pu- 
celle.  Présentement,  faites-la  tenir  ferme  dans  latti- 
tude  où  elle  est  :  occupez-vous  à  lui  donner  quelques 
petits  coups  de  votre  main  sur  les  fesses.  »  Cet  arrêt 
fut  exécuté.  Un  profond  silence  succéda.  Ma  mère 
soutenait  de  la  main  gauche  mes  jupes  et  ma  chemise 
levées,  tandis  qu'elle  me  fessait  légèrement  de  la 
droite.  Curieuse  de  voir  ce  qui  se  passait  de  la  part 
du  président,  je  tournai  tant  soit  peu  la  tête  :  je 
l'aperçus  posté  à  deux  pas  de  mon  derrière,  un  genou 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE  113 

à  terre,  tenant  d'une  main  sa  lorgnette  braquée  sur 
mon  postérieur,  et,  de  l'autre,  secouant  entre  ses 
cuisses  quelque  chose  de  noir  et  de  flasque  que  tous 
ses  efforts  ne  pouvaient  arriver  à  faire  guinder. 

Je  ne  sais  s'il  finit  ou  non  sa  besogne  ;  mais  enfin, 
après  un  quart  d'heure  d'une  attitude  que  je  ne  pou- 
vais plus  supporter,  monseigneur  se  leva  et  gagna 
son  fauteuil,  en  vacillant  sur  ses  vieilles  jambes 
étiques.  11  donna  à  ma  mère  une  bourse  dans  laquelle 
il  lui  dit  qu'elle  trouverait  les  cent  louis  d'or  promis  ; 
et  après  m'avoir  honorée  d'un  baiser  sur  la  joue,  il 
m'annonça  qu'il  aurait  soin  que  rien  ne  me  manquât, 
pourvu  que  je  fusse  sage,  et  qu'il  me  ferait  avertir 
lorsqu'il  aurait  besoin  de  moi. 

Dès  que  nous  fûmes  rentrées  au  logis,  ma  mère  et 
moi,  continua  M-^^  Bois-Laurier,  je  fis  d'aussi  sérieuses 
réflexions  sur  ce  que  j'avais  appris  et  vu  depuis  Aingt- 
quatre  heures  que  celles  que  vous  fites  ensuite  de 
la  fustigation  de  M"«  Eradice  par  le  père  Dirrag.  Je 
me  rappelais  tout  ce  qui  s'était  dit  et  fait  dans  la 
maison  de  M""^  Lefort  depuis  mon  enfance,  et  je 
rassemblais  mes  idées  pour  en  tirer  quelque  conclu- 
sion raisonnable,  lorsque  ma  mère  entra  et  mit  fin  à 
mes  rêveries. 

«  Je  n'ai  plus  rien  à  te  cacher,  ma  chère  Manon, 
me  dit-elle  en  m'embrassant,  puisque  te  voilà  asso- 


114  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

ciée  aux  devoirs  d'un  métier  que  j'exerce  avec  quel- 
que distinction  depuis  vingt  ans.  Écoute  donc  atten- 
tivement ce  que  j'ai  encore  à  te  dire,  et  par  ta  docilité 
à  sui\Te  mes  conseils,  mets-toi  en  état  de  réparer  le 
tort  que  te  fait  le  président.  C'est  par  ses  ordres, 
continua  ma  mère,  que  je  t'ai  élevée  il  y  a  huit  ans. 
11  m'a  payée,  depuis  ce  temps,  une  pension  très  mo- 
dique, que  j'ai  bien  employée,  et  au  delà,  pour  ton 
éducation.  Il  m'avait  promis  qu'il  nous  donnerait  à 
chacune  cent  louis,  lorsque  ton  âge  lui  permettrait  de 
prendi-e  ton  pucelage;  mais  si  ce  vieux  paillard  a 
compté  sur  son  hôte,  si  son  vieil  outil  rouillé,  ridé 
et  usé  le  met  hors  d'état  de  tenter  cette  aventure, 
est-ce  notre  faute  ?  Cependant,  il  ne  m'a  donné  que 
les  cent  louis  qui  me  regardent;  mais  ne  t'inquiète 
pas,  ma  chère  Manon,  je  t'en  ferai  gagner  bien 
d'autres.  Tu  es  jeune,  jolie,  point  connue  ;  je  vais, 
pour  te  faire  plaisir,  employer  cette  somme  à  te  bien 
nipper;  et  si  tu  veux  te  laisser  conduire,  je  te  ferai 
faire,  à  toi  seule,  le  profit  que  faisaient  ci-devant  dix 
ou  douze  demoiselles  de  mes  amies.  » 

Après  mille  autres  propos  de  cette  espèce,  à  tra- 
vers lesquels  j'aperçus  que  ma  bonne  maman  débu- 
tait par  s'approprier  les  cent  louis  donnés  par  le 
président,  les  conditions  de  notre  traité  furent  qu'elle 
commencerait  par  mavancer  cet  argent,  qu'elle  reti- 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE  115 

Ferait  sur  le  produit  de  mes  premiers  travaux  jour- 
naliers, et  qu'ensuite  nous  partiigerions,  conscien- 
cieusement, les  profits  de  la  société. 

La  Lefort  avait  un  fonds  inépuisable  de  bonnes 
connaissances  dans  Paris.  En  moins  de  six  se- 
maines, je  fus  présentée  à  plus  de  vingt  de  ses 
amis,  qui  échouèrent  successivement  au  projet  de 
recueillir  les  prémices  de  ma  virginité.  Heureuse- 
ment que  par  le  bon  ordre  que  &!■"«  Lefort  tenait 
dans  la  conduite  de  ses  affaires  elle  avait  exacte- 
ment soin  de  se  faire  payer  d'avance  les  plaisirs 
d'un  travail  qui  était  impraticable.  Je  crus  même  un 
jour  qu'un  gros  docteur  de  Sorbonne,  qui  s'obsti- 
nait à  vouloir  gagner  les  dix  louis  qu'il  avait  financés, 
y  mourrait  à  la  peine  ou  qu'il  me  désenchanterait. 

Ces  vingt  athlètes  furent  suivis  de  plus  de  cinq 
cents  autres,  pendant  l'espace  de  cinq  ans.  Le 
Clergé,  l'Épée,  la  Robe  et  la  Finance  me  placèrent 
tour  à  tour  dans  les  attitudes  les  plus  recherchées  : 
soins  inutiles!  Le  sacrifice  se  faisait  à  la  porte  du 
temple,  ou  bien  la  pointe  du  couteau  s'émoussait  :  la 
victime  ne  pouvait  cire  immolée. 

Enfln  la  solidité  de  mon  pucelage  fît  trop  de  bruit 
et  parvint  aux  oreilles  de  la  police,  qui  parut  vou- 
loir faire  cesser  les  progrès  des  épreuves.  J'en  fus 
avertie  à  temps;  et  nous  jugeâmes,  M™«  Lefcrt  et  moi, 


116  THÉRÈSE   PHILOSOPHE 

que  la  prudence  exigeait  que  nous  fissions  une  petite 
éclipse  à  trente  lieues  de  Paris. 

Au  bout  de  trois  mois,  le  feu  s'apaisa.  Un  exempt 
de  cette  même  police,  compère  et  ami  de  M""*  Lefort, 
se  chargea  de  calmer  les  esprits,  moyennant  une 
sonmie  de  douze  louis  d'or,  que  nous  lui  finies 
compter.  Nous  retournâmes  à  Paris  avec  de  nou- 
veaux projets. 

Ma  mère,  qui  avait  insisté  longtemps  sur  ce  que 
l'opération  du  bistouri  me  fût  faite,  avait  bien  changé 
de  système  ;  elle  trouvait  dans  la  difformité  de  ma 
conformation  un  fonds  inaltérable  qui  produisait  un 
gros  revenu  sans  être  cultivé,  sans  crainte  des  or- 
vales,  point  d'enfants,  point  de  rhumes  ecclésias- 
tiques à  redouter.  Quant  à  mes  plaisirs,  je  me  repais- 
sais, ma  chère  Thérèse,  par  nécessité,  de  ceux  dont 
tu  sais  te  contenter  par  raison. 

Cependant,  poursuivit  la  Bois-Laurier,  nous  prîmes 
de  nouvelles  allures,  et  nous  nous  guidâmes  sur  de 
nouveaux  principes.  En  arrivant  de  notre  exil  volon- 
taire, notre  premier  soin  fut  de  changer  de  quartier  ; 
et  sans  dire  mot  au  président,  nous  nous  transplan- 
tâmes dans  le  faubourg  Saint-Germain. 

La  première  connaissance  que  j'y  fis  fut  celle 
d'une  cei-taine  baronne  qui,  après  avoir  pendant  sa 
jeunesse  travaillé  utilement  et  de  concert  avec  une 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE  117 

comtesse,  sa  sœur,  aux  plaisirs  de  la  jeunesse  liber- 
tine, était  devenue  directrice  de  la  maison  d'un  riche 
Américain,  à  qui  elle  prodiguait  les  débris  de  ses 
appas  surannés,  qu'il  payait  bien  au  delà  de  leur 
juste  valeur.  Un  autre  Américain,  ami  de  celui-ci, 
me  vit  et  m'aima  ;  nous  nous  arrangeâmes.  La  con- 
fidence que  je  lui  fis  du  cas  où  j'étais  l'enchanta  au 
lieu  de  le  rebuter.  Le  pauvre  sortait  d'entre  les 
mains  du  célèbre  Petit  :  il  sentait  qu'entre  les 
miennes  il  était  assuré  de  ne  pas  craindre  de 
rechute.  Mon  nouvel  amant  d'outre-mer  avait  fait 
vœu  de  se  borner  aux  plaisirs  de  la  petite  oie  ;  mais 
il  mêlait  dans  l'exécution  un  tic  singuKer.  Son  goût 
était  de  me  placer  assise  à  côté  de  lui  sur  un  sopha, 
découverte  jusqu'au-dessus  du  nombril  ;  et  tandis 
que  j'empoignais  et  que  je  donnais  de  légères 
secousses  au  rejeton  du  genre  humain,  il  fallait  que 
j'eusse  la  complaisance  de  souffrir  qu'une  fenmie  de 
chambre,  qu'il  m'avait  donnée,  s'occupât  à  couper 
quelques  poils  de  ma  toison.  Sans  ce  bizarre  appa- 
reil, je  crois  que  la  vigueur  de  dix  bras  comme  le 
mien  ne  fût  pas  venue  à  bout  de  guinder  la  machine 
de  mon  homme,  et  encore  moins  d'en  tirer  une 
goutte  d'élixir. 

Du  nombre  de  ces  hommes  à  fantaisie  était  l'amant 
de  Minette,  troisième  sœur  de  la  baronne.  Cette  fille 


il8  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

avait  de  beaux  yeux  ;  elle  était  grande,  assez  bien 
faite,  mais  laide,  noire,  sèche,  minaudière,  jouant 
l'esprit  et  le  sentiment  sans  avoir  ni  l'un  ni  l'autre. 
La  beauté  de  sa  voix  lui  avait  procuré  successive- 
ment nombre  d'adorateurs.  Celui  qui  était  alors  en 
fonction  n'était  ému  que  par  ce  talent,  et  les  seuls 
accents  de  la  voix  mélodieuse  de  cet  Orphée  femelle 
avaient  la  vertu  débranler  la  machine  de  cet  amant 
et  de  l'exciter  au  plus  grand  des  plaisirs. 

Un  jour,  après  avoir  fait,  entre  nous  trois,  un 
ample  dîner  hbertin,  pendant  lequel  on  avait  chanté, 
on  m'avait  plaisantée  sur  la  difformité  de  mon...;  on 
avait  dit  et  f;iit  toutes  les  folies  imaginables  :  nous 
nous  culbutâmes  sur  un  grand  lit  ;  là,  nos  appas 
sont  étalés,  les  miens  sont  trouvés  admirables  pour 
la  perspective  ;  l'amant  se  met  en  train,  il  campe 
Minette  sur  le  bord  du  lit,  la  trousse,  l'enfile  et  la 
prie  de  chanter.  La  docile  Minette,  après  un  petit 
prélude,  entonne  un  air  de  mouvement  à  trois  temps 
coupés  ;  l'amant  part,  pousse  et  repousse  toujours 
en  mesure  :  ses  lèvres  semblent  battre  les  cadences, 
tandis  que  ses  coups  de  fesses  marquent  les  temps. 
Je  regarde,  j'écoute  en  riant  aux  larmes,  couchée 
sur  le  même  lit.  Tout  allait  bien  jusque-là,  lorsque 
la  voluptueuse  Minette,  venant  à  prendre  plaisir 
au  cas,  chante  faux,  détonne,  perd  la  mesure  :  un 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  119 

bémol  est  substitué  à  un  bécarre.  «  Ah  !  chienne  ! 
s'écrie  sur-le-champ  notre  zélateur  de  la  bonne  mu- 
sique, tu  as  déchiré  mon  oreille  ;  ce  fiiux  ton  a 
pénétré  jusqu'à  la  cheville  ouvrière,  elle  se  détraque  ; 
tiens,  dit-il  en  se  retirant,  regarde  l'effet  de  ton 
maudit  bémol  !  »  Hélas  !  le  pauvre  diable  était 
devenu  mol,  le  meuble  qui  battait  la  mesure  n'était 
plus  qu'un  chiffon. 

Mon  amie,  désespérée,  flt  des  efforts  incroyables 
pour  ranimer  son  acteur,  mais  les  plus  tendres  bai- 
sers, les  attouchements  les  plus  lascifs  furent  em- 
ployés en  vain  ;  ils  ne  purent  rendre  l'élasticité  à  la 
partie  languissante.  <i  Ah  !  mon  cher  ami,  s'écria- 
t-elle,  ne  m'abandonne  pas  :  c'est  mon  amour  pour 
toi,  c'est  le  plaisir  qui  a  dérangé  mon  organe  ;  me 
quitteras-tu  dans  cet  heureux  moment  ?  Manon,  ma 
chère  Manon,  secours-moi  :  montre-lui  ta  petite 
moniche  ;  elle  lui  rendra  la  vie,  elle  me  la  rendra  à 
moi-même,  car  je  meurs,  s'il  ne  finit.  Place-la,  mon 
cher  Bibi,  dit-elle  à  son  amant,  dans  l'attitude  volup- 
tueuse oiï  tu  mets  quelquefois  la  comtesse  ma  sœur  ; 
l'amitié  de  Manon  pour  moi  me  répond  de  sa  com- 
plaisance. » 

Pendant  toute  cette  singulière  scène,  je  n'avais 
cessé  de  rire  jusqu'à  perdre  la  respiration.  En  effet, 
a-t-on  jamais  vu  faire  pareille  besogne  en  chantant 


120  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

et  battre  la  mesure  avec  un  pareil  outil  ?  Et  jamais 
a-t-on  pu  imaginer  qu'un  bémol  au  lieu  dun  bécarre 
dût  faire  rater  et  rentrer  aussi  subitement  un  homme 
en  lui-même  ? 

Je  concevais  bien  que  la  sœur  de  la  baronne  se 
prêtait  à  tout  ce  qui  pouvait  plaire  à  son  amant, 
moins  par  volupté  que  pour  le  retenir  dans  ses  liens 
par  des  complaisances  qu'elle  lui  faisait  payer  chère- 
ment ;  mais  jignorais  encore  quel  avait  été  le  rôle 
de  la  comtesse  que  Ton  me  priait  de  doubler...  Je  fus 
bientôt  éclaircie.  Voici  quel  il  fut  : 

Les  deux  amants  me  couchent  sur  le  ventre,  sous 
lequel  ils  mettent  trois  ou  quatre  coussins  qui 
tiennent  mes  fesses  élevées;  puis  ils  me  troussent  jus- 
qu'au-dessous des  hanches,  la  tête  appuyée  sur  le 
chevet  du  lit.  Minette  s'étend  sur  le  dos,  place  sa 
tête  entre  mes  cuisses,  ma  toison  jointe  à  son  front, 
auquel  elle  sert  comme  de  toupet.  Bibi  lève  les  jupes 
et  la  chemise  de  ^linette,  se  couche  sur  elle  et  se 
soutient  sur  les  bras.  Remarque,  ma  chère  Thérèse, 
que  dans  cette  attitude  M.  Bibi  avait  pour  perspec- 
tive, à  quatre  doigts  de  son  nez,  le  visage  de  son 
amante,  ma  toison,  mes  fesses  et  le  reste.  Pour  cette 
fois  il  se  passa  de  musique  :  il  baisait  indistincte- 
ment tout  ce  qui  se  présentait  devant  lui,  \isage,  cul, 
bouche,  et  nulle  préférence  marquée  :  tout  lui  était 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  121 

égal  ;  son  dard,  guidé  par  la  main  de  Minette,  reprit 
bientôt  son  élasticité  et  rentra  dans  son  premier  gîte. 
Ce  fut  alors  que  les  grands  coups  se  donnèrent  : 
l'amant  poussait,  Minette  jurait,  mordait,  remuait  la 
charnière  avec  une  agilité  sans  égale  ;  pour  moi,  je 
continuais  de  rire  aux  larmes,  en  regardant  de  tous 
mes  yeux  la  besogne  qui  se  faisait  derrière  moi  ;  enfin, 
après  un  assez  long  travail,  les  deux  amants  se 
pâmèrent  et  nagèrent  dans  une  mer  de  délices. 

Quelque  temps  après,  je  fus  introduite  chez  un 
évêque  dont  la  manie  était  plus  bruyante,  plus  dan- 
gereuse pour  le  scandale  et  pour  le  tympan  de 
l'oreille  le  mieux  organisé.  Imagine-toi  que,  soit  par 
un  goût  de  prédilection,  soit  par  un  défaut  d'organi- 
sation, dès  que  Sa  Grandeur  sentait  les  approches  du 
plaisir,  elle  mugissait  et  criait  à  haute  voix  :  Haï  ! 
haï  !  haï  !  en  forçant  le  ton  à  proportion  de  la  viva- 
cité du  plaisir  dont  elle  était  affectée  ;  de  sorte  que 
l'on  aurait  pu  calculer  les  gradations  du  chatouille- 
ment que  ressentait  le  gros  et  ample  prélat  par  les 
degrés  de  force  qu'il  employait  à  mugir  «  Haï  !  haï  ! 
haï  !  »  Tapage  qui,  lors  de  la  décharge  de  monsei- 
gneur, aurait  pu  être  entendu  à  mille  pas  à  la  ronde, 
sans  la  précaution  que  son  valet  de  chambre  prenait 
de  matelasser  les  portes  et  les  fenêtres  de  l'apparte- 
ment épiscopal. 


122  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

Je  ne  finirais  pas  si  je  te  faisais  le  tableau  de  tous 
les  goûts  bizarres,  des  singularités  que  j'ai  connus 
cliez  les  hommes,  indépendamment  des  diverses  pos- 
tures qu'ils  exigent  des  fenmies  dans  le  coït. 

Un  jour  je  fus  introduite,  par  une  petite  porte  de 
derrière,  chez  un  homme  de  nom  et  fort  riche,  à 
qui,  depuis  cinquante  ans,  tous  les  matins  une  fille 
nouvelle  pour  lui  rendait  pareille  visite.  11  m'ouvrit 
lui-même  la  porte  de  son  appartement.  Prévenue  de 
l'étiquette  qui  s'observait  chez  ce  paillard  d'habitude, 
dès  que  je  fus  entrée,  je  quittai  robe  et  chemise.  Ainsi 
nue,  j'allai  lui  présenter  mes  fesses  à  baiser  dans  un 
fauteuil  oîi  il  était  gravement  assis. 

«  Cours  donc  vite,  ma  fille  »,  me  dit-il,  tenant  d'une 
main  son  paquet,  qu'il  secouait  de  toute  sa  force,  et 
de  l'autre  une  poignée  de  verges,  dont  mes  fesses 
étaient  simplement  menacées.  Je  me  mets  à  courir, 
il  me  suit  ;  nous  faisons  cinq  à  six  tours  de  chambre, 
lui  criant  comme  un  diable  :  «  Cours  donc,  coquine, 
com's  donc  !  »  Enfin  il  tombe  pâmé  dans  son  fau- 
teuil ;  je  me  rhabille,  il  me  donne  deux  louis,  et  je 
sors. 

Un  autre  me  plaçait  assise  sur  le  bord  d'une 
chaise,  découverte  jusqu'à  la  ceinture.  Dans  cette  pos- 
ture, il  fallait  que,  par  complaisance,  quelquefois 
aussi  par  goût,  je  me  servisse  du  frottement  de  la 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  123 

tète  d  un  godemiché,  pour  me  provoquer  au  plaisir. 
Lui,  posté  dans  la  même  attitude  vis-à-vis  de  moi,  à 
l'autre  extrémité  de  la  chambre,  travaillait  de  la  main 
à  la  même  besogne,  ayant  les  yeux  Qxés  sur  mes 
mouvements,  et  singulièrement  attentif  à  ne  terminer 
son  opération  que  lorsqu'il  apercevait  que  ma  lan- 
gueur annonçait  le  comble  de  la  volupté. 

Un  troisième  (c'était  un  vieux  médecin)  ne  donnait 
aucun  signe  de  virilité  qu'au  moyen  de  cent  coups  de 
fouet  que  je  lui  appliquais  sur  les  fesses,  tandis 
qu'une  de  mes  compagnes,  à  genoux  devant  lui,  la 
gorge  nue,  travaillait  avec  ses  mains  à  disposer  le 
nerf  érecteur  de  cet  Esculape  moderne,  d'où  exha- 
laient enfin  les  esprits  qui,  mis  en  mouvement  par 
la  fustigation,  avaient  été  forcés  de  se  porter  dans  la 
région  inférieure.  C'est  ainsi  que  nous  le  disposions, 
ma  camarade  et  moi,  par  ces  différentes  opérations,  à 
répandre  le  baume  de  la  vie.  Te)  était  le  mécanisme 
par  lequel  ce  docteur  nous  assurait  qu'on  pouvait 
restaurer  un  homme  usé,  un  impuissant,  faire  con- 
cevoir une  femme  stérile. 

Un  quatrième  (c'était  un  voluptueux  courtisan  usé 
de  débauche)  me  fit  venir  chez  lui  avec  une  de  mes 
compagnes.  Nous  le  trouvâmes  dans  un  cabinet  envi- 
ronné de  glaces  de  toutes  parts,  disposées  de  manière 
que  toutes  faisaient  face  à  un  lit  de  repos  de  velours 


124  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

cramoisi  qui  était  placé  dans  le  milieu.  «  Vous  êtes 
des  dames  charmantes,  adorables,  nous  dit  affectueu- 
sement le  courtisan;  cependant  vous  ne  trouverez 

pas  mauvais  que  je  n'aie  pas  l'honneur  de  vous  f 

Ce  sera,  si  vous  le  trouvez  bon,  un  de  mes  valets 
de  chambre,  garçon  beau  et  bien  fait,  qui  aura 
celui  de  vous  amuser.  Que  voulez-vous,  mes  beaux 
enfants,  ajouta-t-il,  il  faut  savoir  aimer  ses  amis 
avec  leurs  défauts,  et  j'ai  celui  de  ne  goûter  de 
plaisir  que  par  l'idée  que  je  me  forme  de  ceux  que 
je  vois  prendre  aux  autres.  D'ailleurs,  chacun  se 
mêle  de...  Eh!  ne  serait- il  pas  pitoyable  que  des 
gens  comme  moi  fussent  les  singes  d'un  gros  vilain 
paysan!  » 

Après  ce  discours  préliminaire,  prononcé  d'un  ton 
mielleux,  il  fit  entrer  son  valet  de  chambre  qui  parut 
en  petite  veste  courte  de  satin,  couleur  de  chair,  en 
habit  de  combat.  Ma  camarade  fut  couchée  sur  le  lit 
de  repos,  bien  et  dûment  troussée  par  le  valet  de 
chambre,  qui  m'aida  ensuite  à  me  déshabiller  nue,  de 
la  ceinture  en  haut.  Tout  était  compassé  et  se  faisait 
avec  mesure.  Le  maître,  dans  un  f;iuteuil,  examinait 
et  tenait  son  instrument  mollet  à  la  main.  Le  valet 
de  chambre,  au  contraire,  qui  avait  descendu  sa 
culotte  jusque  sur  ses  genoux  et  tourné  le  bas  de  sa 
chemise  autour  de  ses  reins,  en  laissait  voir  un  des 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  125 

plus  brillants.  11  n'attendait,  pour  agir,  que  les  ordres 
de  son  maître,  qui  lui  annonça  qu'il  pouvait  commen- 
cer. Aussitôt  le  fortuné  valet  de  chambre  grimpe  ma 
camarade,  l'enfile  et  reste  immobile.  Les  fesses  de 
celui-ci  étMent  découvertes. 

«  Prenez  la   peine,   mademoiselle,  me  dit  notre 
courtisan,  de  vous  placer  de  l'autre  côté  du  lit  et  de 

chatouiller  cette  ample  paire  de  c qui  pendent 

entre  les  cuisses  de  mon  homme,  qui  est,  comme 
vous  le  voyez,  un  fort  honnête  Lorrain.  »  Cela  exé- 
cuté de  ma  part,  nue,  comme  je  vous  ai  dit,  de  la 
ceinture  en  haut,  l'ordonnateur  de  la  fête  dit  à  son 
valet  de  chambre  qu'il  pouvait  aller  son  train. 
Celui  pousse  sur-le-champ  et  repousse  avec  une 
mobilité  de  fesses  admirable  :  ma  main  suit  leurs 
mouvements,  ne  quitte  point  les  deux  énormes 
vergues.  Le  maître  parcourt  des  yeux  les  miroirs, 
qui  lui  rendent  des  tableaux  diversifiés,  selon  le  côté 
dont  les  objets  sont  réfléchis.  11  vient  à  bout  de  faire 
roidir  son  instrument  qu'il  secoue  avec  vigueur;  il 
sent  que  le  moment  de  la  volupté  approche.  «  Tu 
peux  finir  »,  dit-il  à  son  valet  de  chambre.  Celui-ci 
redouble  ses  coups;  tous  deux,  enfin,  se  pâment  et 
répandent  la  liqueur  divine.  Chère  Thérèse,  dit  la 
Bois-Laurier  en  poursuivant  son  récit,  je  me  rappelle 
fort  à  propos  une  plaisante  aventure,  qui  m'arriva  ce 


126  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

même  jour  avec  trois  capucins  :  t-llc  le  donnera  une 
idée  de  lexactitude  de  ces  bons  Pères  à  observer  leur 
vœu  de  chasteté. 

Après  être  sortie  de  chez  le  courtisan  dont  je 
viens  de  te  parler  et  avoir  dit  adieu  à  ma  compagne, 
comme  je  tournais  le  premier  coin  de  rue  pour  mon- 
ter dans  un  fiacre  qui  m'attendait,  je  rencontrai  la 
Dupuu,  amie  de  ma  mère,  digne  émule  de  son  com- 
merce, mais  qui  en  exerçait  les  travaux  dans  un 
monde  moins  bruyant. 

«  Ah!  ma  chère  Manon,  me  dit-elle  en  m'abor- 
dant,  que  je  suis  ravie  de  te  rencontrer  !  Tu  sais  que 
c'est  moi  qui  ai  l'honneur  de  servir  presque  tous 
nos  moines  de  Paris.  Je  crois  que  ces  chiens-là  se 
sont  donné  le  mot  aujourd'hui  pour  me  faire  enrager; 
ils  sont  tous  en  rut.  J'ai  depuis  ce  matin  neuf  filles 
en  campagne  pour  eux  en  diverses  chambres  et 
quartiers  de  Paris,  et  je  cours,  depuis  quatre  heures, 
sans  en  pouvoir  trouver  une  dixième  pour  trois 
vénérables  capucins  qui  m'attendent  encore  dans  un 
fiacre  bien  fermé  sur  le  chemin  de  ma  petite  maison. 
Il  faut,  Manon,  que  tu  me  fasses  le  plaisir  d'y  venir, 
ce  sont  de  bons  diables,  ils  t'amuseront.  »  J'eus  beau 
dire  à  la  Dupuis  qu'elle  savait  bien  que  je  n'étais 
pas  un  gibier  de  moines,  que  ces  messieurs  ne  se 
contentaient  pas  des  plaisirs  de  fantaisie,  de  ceux 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE  127 

de  la  petite  oie,  mais  qu"il  leur  fallait,  au  contraire, 
des  filles  dont  les  ouvertures  fussent  très  libres. 

«  Parbleu!  répliqua  la  Dupuis,  je  te  trouve  admi- 
rable de  t'inquiéter  des  plaisirs  de  ces  coquins-là; 
il  suffit  que  je  leur  donne  une  fille  ;  c'est  à  eux  à  en 
tirer  tel  parti  qu'ils  pourront.  Tiens,  voilà  six  louis 
qu'ils  m'ont  mis  en  main  :  il  y  er.  a  trois  pour  toi, 
veux-tu  me  suivre?  »  La  curiosité  autant  que  l'inté- 
rêt me  détermina.  Nous  montâmes  dans  mon  fiacre, 
et  nous  nous  rendimos  près  de  Montmartre,  à  la 
petite  maison  de  la  Dupuis. 

Un  instant  après  entrèrent  nos  trois  capucins, 
qui,  peu  accoutumés  à  goûter  d'un  morceau  aussi 
friand  que  je  paraissais  l'être,  se  jettent  sur  moi 
comme  trois  dogues  affiuués.  J'étais  dans  ce  moment 
debout,  un  pied  élevé  sur  une  chaise,  nouant  une  de 
mes  jarretières.  L'un,  avec  une  barbe  rousse  et  une 
haleine  infectée,  -vient  m'appuyer  un  baiser  sur  la 
jjarole  ;  encore  cherchait-il  à  chiffonner  avec  sa 
langue.  Un  second  tracassait  grossièrement  sa  main 
dans  mes  tétons;  et  je  sentais  le  ^^sage  du  troi- 
sième, qui  avait  levé  ma  chemise  par  derrière,  appli- 
qué contre  mes  fesses,  tout  près  du  trou  mignon, 
quelque  chose  de  rude  comme  du  crin,  passé  entre 
mes  cuisses,  me  farfouillait  le  quartier  de  devant; 
j'y  porte  la  main  :  qu'est-ce  que  je  saisis  ?  la  barbe 


128  THÉRÈSE   PHILOSOPHE 

du  Père  Hilairo,  qui,  se  sentant  pris  et  tiré  par  le 
menton,  m'applique,  pour  m'obliger  à  lâcher  prise, 
un  assez  vigoureux  coup  de  dent  dans  une  fesse. 
J'abandonne,  en  effet,  la  barbe,  et  un  cri  perçant, 
que  la  douleur  m'arrache,  en  impose  heureusement 
à  ces  effrénés  et  me  tire  pour  un  moment  de  leurs 
pattes.  Je  m'assis  sur  un  lit  de  repos  près  lequel 
j'étais;  mais  à  peine  ai-je  le  temps  de  m'y  recon- 
naître que  trois  instruments  énormes  se  trouvent 
braqués  devant  moi. 

«  Ah  !  mes  Pères,  m"écriai-je,  un  moment  de 
patience,  s'il  vous  plaît;  mettons  un  peu  d'ordre 
dans  ce  qui  nous  reste  à  faire.  Je  ne  suis  point  venue 
ici  pour  jouer  la  vestale  :  voyons  donc  avec  lequel 
de  vous  trois  je... 

((  —  C'est  à  moi!  s'écrièrent-ils  tous  ensemble, 
sans  me  donner  le  temps  d'achever.  —  A  vous, 
jeunes  barbares?  reprit  l'un  d'eux  en  nasillant.  Vous 
osez  disputer  le  pas  à  Père  Ange,  ci-devant  gardien 
de...,  prédicateur  du  carême  de...,  votre  supérieur! 
Où  est  donc  la  subordination?  —  Ma  foi!  ce  n'est 
pas  chez  la  Dupuis,  reprit  l'un  d'eux,  sur  le  même 
ton;  ici.  Père  Anselme  vaut  bien  Père  Ange.  —  Tu 
en  as  menti!  »  répliqua  ce  dernieç  en  apostrophant 
un  coup  de  poing  dans  le  milieu  de  la  face  du  très 
révérend  Père  Anselme.  Celui-ci,   qui  n'était  rien 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE  129 

moins  que  manchot,  saute  sur  Père  Ange  ;  tous  deux 
se  saisissent,  se  collètent,  se  culbutent,  se  déchirent 
à  belles  dents;  leurs  robes,  relevées  sur  leurs  tètes, 
laissent  à  découvert  leurs  misérables  outils,  qui,  de 
saillants  qu'ils  s'étaient  montrés,  se  trouvaient  réduits 
en  forme  de  lavettes.  La  Dupuis  accourut  pour  les 
séparer;  elle  n'y  réussit  qu'on  appliquant  un  grand 
seau  d'eau  fraîche  sur  les  parties  honteuses  de  ces 
deux  disciples  de  saint  François. 

Pendant  le  combat,  Père  Hilaire  ne  s'amusait  point 
à  la  moutarde.  Comme  je  m'étais  renversée  sur  le 
lit,  pâmée  de  rire  et  sans  force,  il  fourrageait  mes 
appas  et  cherchait  à  manger  l'huître  disputée  à 
belles  goumiades  par  ses  deux  compagnons.  Surpris 
de  la  résistance  qu'il  rencontre,  il  s'arrête  pour  exa- 
miner de  près  les  débouchés  ;  il  entr'ouvrc  la  coquille, 
point  d'issues.  Que  faire?  11  cherche  de  nouveau  à 
percer  :  soins  perdus,  peines  inutiles.  Son  instru- 
ment, après  des  efforts  redoublés,  est  réduit  à  l'hu- 
miliante ressource  de  cracher  au  nez  de  l'huître 
qu'il  ne  peut  gober. 

Le  calme  succéda  tout  à  coup  aux  fureurs  mona- 
cales. Père  Hilaire  demanda  un  instant  de  silence  ;  il 
informa  les  deux  combattants  de  mon  irrégularité  et 
de  la  barrière  insurmontable  qui  fermait  l'entrée  du 
séjour  des  plaisirs.  La  vieille  Dupuis  essuya  de  vifs 


130  TIIÉl'.ÈSE   PHILOSOI'HE 

reproches,  dont  clic  se  défendit  en  plaisantant,  et, 
en  femme  qui  sait  son  monde,  elle  tâcha  de  faire 
diversion  par  l'arrivée  d'im  convoi  de  bouteilles  de 
vin  de  Bourgogne  qui  furent  bientôt  sablées. 

Cependant,  les  outils  de  nos  Pères  reprennent 
leur  première  consistance.  Les  Ubations  bachiques 
sont  interrompues  de  temps  à  autre  par  des  liba- 
tions là  Priape.  Toutes  imparfaites  qu'étaient  celles-ci, 
nos  frapparts  semblent  s'en  contenter,  et  tantôt  mes 
fesses,  tantôt  leurs  revers,  servent  d'autels  à  leurs 
offrandes. 

Bientôt  une  excessive  gaieté  s'empare  des  esprits. 
Nous  mettons  à  nos  comives  du  rouge,  des  mou- 
ches :  chacun  d'eux  s'affuble  de  quelqu'un  de  mes 
ajustements  de  femme  ;  peu  à  peu  je  suis  dépouillée 
toute  nue  et  couverte  d'un  simple  manteau  de  capu- 
cin, équipage  dans  lequel  ils  me  trouvèrent  char- 
mante. «  N'étes-vous  pas  trop  heureux,  s'écria  la  Du- 
puis,  qui  était  à  moitié  ivre,  de  jouir  du  plaisir  de 
voir  un  minois  comme  celui  de  la  charmante  Manon?  » 

('  Non,  ventrebleul  répliqua  Père  Ange  d'un  ton 
de  fureur  bachique;  je  ne  suis  point  venu  ici  pour 

voir  un  minois  :  c'est  pour  f un  c.  que  je  m'y 

suis  rendu;  j'ai  bien  payé,  ajouta-t-il,  et  ce  v..  que 
je  tiens  en  main  n'en  sortira,  ventredieu!  pas  qu'il 
n'ait  f....,  fût-ce  le  diable!  -) 


THÉUÉSE   PHILOSOPHE  431 

Écoute  bien  cette  sct'iie,  me  dit  la  Bois-Laurier 
en  s'inlerrompant  ;  elle  est  originale  ;  mais  je  t'aver- 
tis (peut-être  un  peu  tard)  que  je  ne  puis  rien 
retrancher  à  l'énergie  des  termes,  sans  lui  faire  per- 
dre toutes  ses  grâces. 

La  Bois-Laurier  avait  trop  élégamment  commencé 
pour  ne  pas  la  laisser  finir  de  même  :  je  souris  ;  elle 
continua  ainsi  le  récit  de  cette  aventure  : 

«  Fût-ce  le  diable,  répéta  la  Uupuis,  se  levant  de 
dessus  sa  chaise  et  élevant  la  voix  du  même  ton  nasil- 
lant que  celui  du  capucin;  eh  bien!  b ,  dit-elle  en 

se  troussant  jusqu'au  nombril,  regarde  ce  c...  véné- 
rable, qui  en  vaut  bien  deux;  je  suis  une  bonne  dia- 
blesse :  f...-moi  donc,  si  tu  l'oses,  et  gagne  ton 
argent  ».  Elle  prend  en  même  temps  Père  Ange  par 
la  barbe  et  l'entraîne  sur  elle,  en  se  laissant  tomber 
sur  le  petit  lit.  Le  Père  n'est  ptiint  déconcerté  par 
l'enthousiasme  de  sa  Proserpine  ;  il  se  dispose  à  l'en- 
filer, et  l'enfile  à  l'instant. 

A  peine  la  sexagénaire  Dupuis  eut-elle  éprouvé  le 
frottement  de  quelques  secousses  du  Père  que  ce 
plaisir  délicieux,  qu'aucun  mortel  n'avait  eu  la  har- 
diesse de  lui  faire  goûter  depuis  plus  de  vingt-cinq 
ans,  la  transporte  et  lui  fait  bientôt  changer  de  ton. 
((  Ah  !  mon  papa,  disait-elle,  en  se  démenant  comme 
une  enragée,  mon  cher  papa,  f...  donc;  donne-moi  du 


132  THEHÈSE  PHILOSOPHE 

plaisir  !...  je  n"ai  que  quinze  ans,  mon  ami;  oui,  vois- 
tu?  je  n'ai  qiie  quinze  ans...  Sens-tu  ces  allures?  Va 
donc,  mon  petit  chérubin  !...  lu  me  rends  la  vie...  lu 
fais  une  œuvre  méritoire... 

Dans  linlervalle  de  ces  tendres  exclamations,  la 
Dupuis  baisait  son  champion,  elle  le  pinçait,  elle  le 
mordait  avec  les  deux  uniques  chicots  qui  lui  res- 
taient dans  la  bouche. 

D'un  autre  côté,  le  Père,  qui  était  surchargé  de 
vin,  ne  faisait  que  hannequiner;  mais,  ce  vin  com- 
mençant à  faire  son  effet,  la  galerie,  composée  des 
révérends  Pères  Anselme,  Hilaire  et  de  moi,  s'aper- 
çut bientôt  que  Père  Ange  perdait  du  terrain  et  que 
ses  mouvements  cessaient  d'être  régulièrement  pério- 
diques. «  Ah!  b...  !  s  écria  tout  à  coup  la  connais- 
seuse Dupuis,  je  crois  que  tu  déb ,  chien;  si  tu 

me  faisais  un  pareil  affront  !...  »  Dans  l'inst^mt,  l'es- 
tomac du  Père,  fatigué  par  l'agitation,  fait  capot,  et 
l'inondation,  portant  directement  sur  la  face  de  l'in- 
fortunée Dupuis,  au  moment  d'une  de  ses  excla- 
mations amoureuses  qui  lui  tenaient  la  bouche 
béante,  la  vieille  se  sentant  infectée  de  cette  exliba- 
tion infecte,  son  cœur  se  soulève,  et  elle  paie 
l'agresseur  de  la  même  monnaie. 

Jamais  spectacle  plus  affreux  et  plus  risible  en 
môme  temps.  Le  moine  s'appesantit,  écroulé  sur  la 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  133 

Diipuis  ;  celle-ci  fait  de  puissants  efforts  pour  le  ren- 
verser de  côté;  elle  y  réussit.  Tous  deux  nagent 
dans  Tordure  :  leurs  visages  sont  méconnaissables  ; 
la  Dupuis,  dont  la  colère  n'était  que  suspendue, 
tombe  sur  Père  Ange  à  grands  coups  de  poing;  mes 
ris  immodérés  et  ceux  des  spectateurs  nous  ôtent  la 
force  de  leur  donner  du  secours;  onfin,  nous  les 
joignîmes,  et  nous  séparâmes  les  champions.  Père 
Ange  s'endort;  la  Dupuis  se  nettoie;  à  l'entrée  de  la 
nuit,  chacun  se  retire  et  regagne  tranquillement  son 
manoir. 

Après  ce  beau  récit,  qui  nous  apprêta  à  rire  de 
grand  cœur,  la  Bois-Laurier  continua  à  peu  près  dans 
ces  termes  : 

Je  ne  te  parles  point  du  goût  de  ces  monstres  qui 
n'en  ont  que  pour  le  plaisir  antiphysique,  soit  comme 
agents,  soit  comme  patients.  L'Italie  en  produit  moins 
aujourd'hui  que  la  France.  Ne  savons-nons  pas  qu'un 
seigneur  aimable,  riche,  entiché  de  cette  frénésie,  ne 
put  venir  à  bout  de  consommer  son  mariage  avec 
une  épouse  charmante,  la  première  nuit  de  ses  noces, 
que  par  le  moyen  de  son  valet  de  chambre,  à  qui 
son  maître  ordonna,  dans  le  fort  de  l'iicte,  de  lui  faire 
la  même  introduction  par  derrière  que  celle  qu'il 
faisait  à  sa  fenune  par  devant  ! 

Je  remarque  cependant  que  messieurs  les  antiphy- 

9 


13-4  TiiÉr.ÉSE  l'iiiLOSor'HE 

siques  se  moquont  de  nos  injures  et  défendent  vive- 
ment leur  goût,  en  souten.int  que  leurs  antagonistes 
ne  se  conduisent  que  par  les  mêmes  principes 
qu'eux. 

«  Nous  ctiorclions  tous  le  plaisir,  disent  ces  héré- 
tiques, par  la  voie  où  nous  croyons  le  trouver.  C'est 
le  goût  qui  guide  nos  adversaires,  ainsi  que  nous. 
Or,  vous  conviendrez  que  nous  ne  sommes  pas  les 
maîtres  d'avoir  tel  ou  tel  goût.  Mais,  dit-on,  lorsque 
les  goûts  sont  criminels,  lorsqu'ils  outragent  la  nature, 
il  faut  les  rejeter.  Point  du  tout  ;  en  matière  de  plai- 
sirs, pourquoi  ne  pas  suivre  son  goût?  11  n'y  en  a 
]ioint  de  coupables.  D'ailleurs,  il  est  f;iux  que  l'anti- 
physique  soit  contre  nature,  puisque  c'est  cette  même 
nature  qui  nous  donne  le  penchant  pour  ce  plaisir. 
Mais,  dit-on  encore,  on  ne  peut  procréer  son  sem- 
blable, continuent-ils.  Quel  pitoyable  raisonnement! 
Où  sont  les  hommes  de  l'un  et  de  l'autre  goût  qui 
prennent  le  plaisir  de  la  chair  dans  la  vue  de  faire 
des  enfants?  » 

Enfin,  continua  la  Bois-Liurier,  messieurs  les  anti- 
physiques allèguent  mille  bonnes  raisons  pour  faire 
croire  qu'ils  ne  sont  ni  à  plaindre  ni  à  blâmer.  Quoi 
qu'il  en  soit,  je  les  déteste,  et  il  faut  que  je  te  conte 
un  tour  assez  plaisant  que  j'ai  joué  une  fois  en  ma 
vie  à  un  de  ces  exécrables  ennemis  de  notre  sexe. 


THÉRÈSE   l'IIILOSOPHE  135 

J'étais  avertie  quil  devait  venir  me  voir  ;  et  quoique 
je  sois  naturellement  une  terrible  péteuse,  j'eus  en- 
core la  précaution  de  nie  farcir  restomac  d'une  forte 
quantité  de  navets,  afin  d'être  mieux  en  état  de  le 
recevoir  suivant  mon  projet.  C'était  un  animal  que 
je  ne  souffrais  que  par  complaisance  pour  ma  mère. 
Cliaque  fois  qu'il  venait  au  logis,  il  s'occupait  pen- 
dant deux  heures  à  examiner  mes  fesses,  à  les  ouvrir, 
à  les  refermer,  à  i)ortcr  le  doigt  au  trou,  où  il  eût 
volontiers  tenté  de  mettre  autre  chose,  si  je  ne 
m'étais  pas  expliquée  nettement  sur  l'article;  en  un 
mot,  je  le  détestais.  11  arrive  à  neuf  heures  du  soir; 
m'ayant  fait  coucher  à  plat  ventre  sur  le  Lord  du 
lit,  puis,  après  avoir  exactement  levé  mes  jupes  et 
ma  chemise,  il  va,  selon  sa  louable  coutume,  s'armer 
dune  bougie,  dans  le  dessein  de  venir  examiner 
l'objet  de  son  culte.  C'est  où  je  l'attendais.  Il  mit  un 
genou  à  terre  et,  approchant  la  lumière  et  son  nez, 
je  lui  lâchai,  à  brûle-pourpoint,  un  vent  moelleux  que 
je  retenais  avec  peine  depuis  deux  heures;  le  pri- 
sonnier, en  s'échappant,  fit  un  bruit  enragé  et  étei- 
gnit la  bougie,  Le  curieux  se  jeta  en  arrière,  en  fai- 
sant, sans  doute,  une  grmiace  de  tous  les  diables.  La 
bougie  tombée  de  ses  mains  fut  rallumée  ;  je  profitai 
du  désordre  et  me  sauvai,  en  éclatant  de  rire,  dans 
une  chambre  voisine,  où  je  m'enfermai,  et  de  laquelle 


136  TUKriÈSE  PHILOSOPHE 

ni  prières,  ni  menaces  ne  purent  me  tirer,  jusqu'à  ce 
que  mon  homme  au  camouflet  eût  vidé  la  maison. 

Ici,  M'"e  Bois-Laurier  fut  obligée  de  cesser  sa  nar- 
ration par  les  ris  immodérés  qu  exciti  en  moi  cette 
dernière  aventure.  Par  compagnie,  elle  riait  aussi  de 
tout  son  cœur  :  et  je  pense  que  nous  n'eussions  pas 
fini  si  tôt,  sans  l'arrivée  de  deux  messieurs  de  sa 
connaissance  que  l'on  vint  nous  annoncer.  Elle  n'eut 
que  le  temps  de  me  dire  que  cette  interruption  la 
fâchait  beaucoup,  en  ce  qu'elle  ne  m'avait  encore 
montré  que  le  mauvais  côté  de  son  histoire,  qui  ne 
pouvait  que  me  donner  une  fort  mauvaise  opinion 
d'elle,  mais  qu'elle  espérait  bientôt  me  faire  connaître 
le  bon  et  m'apprendre  avec  quel  empressement  elle 
avait  saisi  la  première  occasion  qui  s'était  présentée 
de  se  retirer  du  train  de  vie  abominable  dans  lequel 
la  Lefort  l'avait  engagée. 

Je  dois,  en  effet,  rendre  justice  <à  la  Bois-Laurier; 
si  j'en  excepte  mon  aventure  avec  M.  R...,  dont  elle 
n'a  jamais  voulu  convenir  d'avoir  été  de  moitié,  sa 
conduite  n'a  rien  eu  d'irrégulier  pendant  le  temps 
que  je  l'ai  connue.  Cinq  ou  six  amis  formaient  sa 
société  :  elle  ne  voyait  de  femme  que  moi,  et  les 
haïssait.  Nos  conversations  étaient  décentes  devant 
le  monde  :  rien  de  si  libertin  que  celles  que  nous 
tenions  dans  le  particulier  depuis  nos  confidences 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE  137 

réciproques.  Les  hommes  qu'elle  voyait  étaient  tous 
gens  sensés.  On  jouait  h  de  petits  jeux  de  commerce, 
ensuite  on  soupait  chez  elle  presque  tous  les  soirs. 
Le  seul  B...,  ce  prétendu  oncle  financier,  était  admis 
à  l'entretenir  en  particulier. 

J'ai  dit  que  deux  messieurs  nous  avaient  été  annon- 
cés ;  ils  entrèrent;  nous  fîmes  un  quadrille,  nous 
soupàmes  gaîment.  La  Bois-Laurier,  qui  était  d'une 
humeur  charmante,  et  qui  peut-être  était  bien  aise 
de  ne  pas  me  laisser  seule  livrée  aux  réflexions  de 
mon  aventure  du  matin,  m'entraîna  dans  son  lit.  Il 
fallut  coucher  avec  elle  ;  on  hurle  avec  les  loups  : 
nous  dîmes  et  nous  fîmes  toutes  sortes  de  folies. 

Ce  fut,  mon  cher  comte,  le  lendemain  de  cette 
nuit  libertine  que  je  vous  parlai  pour  la  première 
fois.  Jour  fortuné  !  sans  vous,  sans  vos  conseils, 
sans  la  tendre  amitié  et  l'heureuse  sympathie 
qui  nous  lia  d'abord,  je  courais  insensiblement 
à  ma  perte.  C'était  un  vendredi  :  vous  étiez,  il  m'en 
souvient,  dans  l'amphithéâtre  de  l'Opéra,  presque 
au-dessous  d'une  loge  où  nous  étions  placées,  la 
Bois-Laurier  et  moi. 

Si  nos  yeux  se  rencontrèrent  par  hasard,  ils  se 
fixèrent  par  réflexion.  Un  de  vos  amis,  qui  devait  être 
le  même  soir  l'un  de  nos  convives,  nous  joignit  ;  vous 
l'abordâtes  peu  de  temps  après.  On  me  plaisentait 


138  THÉHÈSE  l'Illl.OSOIMIE 

sur  mes  princijjos  de  morale;  vous  parûtes  curieux 
de  les  tipprofondir,  et  ensuite  cliarnu!  de  les  connaî- 
tre à  fond.  La  conformité  de  vos  sentiments  aux 
miens  réveilla  mon  attention.  Je  vous  écoutais,  je 
vous  voyais  avec  un  plaisir  (|ui  m'était  inconnu  jus- 
qu'alors. La  vivacité  de  ce  plaisir  m'anima,  me  donna 
de  l'esprit,  développa  en  moi  des  sentiments  que  je 
n'y  avais  fias  encore  aperçus. 

Toi  est  l'effet  de  la  sympathie  des  cœurs  :  il  sem- 
ble que  l'on  pense  par  l'organe  de  celui  avec  qui  elle 
agit.  Dans  le  même  instant  que  je  disais  à  la  Bois- 
Laurier  qu  elle  devait  vous  engager  à  venir  souper 
avec  nous,  vous  faisiez  la  môme  proposition  à  votre 
ami.  Tout  s'arrangea;  l'Opéra  fini,  nous  montâmes 
tous  quatre  dans  votre  carrosse  pour  nous  rendre 
dans  votre  petit  hôtel  garni,  où,  après  un  quadrille 
dont  nous  payâmes  amplement  les  frais  par  les  fautes 
de  disti-action  que  nous  finies,  on  se  mit  à  table,  et 
on  soupa.  Enfin,  si  je  vous  vis  sortir  avec  regret,  je  me 
sentis  agréablement  consolée  par  la  permission  que 
vous  exigeâtes  de  venir  me  voir  quelquefois,  d'un 
ton  qui  me  convainquit  du  dessein  où  vous  étiez  de 
n'y  pas  manquer. 

Lorsque  vous  fûtes  sorti,  la  curieuse  Bois-Laurier 
me  questionna  et  tâcha  insensiblement  de  démêler 
la  nature  de  la  conversation  particulière  que  nous 


THÉUKSE   PHILOSOPHE  139 

avions  eue,  vous  et  moi,  après  le  souper.  Je  lui  dis 
tout  naturellement  que  vous  m'aviez  paru  désirer  de 
savoir  quelle  espèce  d'affaire  m'avait  conduite  et  me 
retenait  à  Paris,  et  je  convins  que  vos  procédés 
m'avaient  inspiré  tant  de  confiance  que  je  n'avais 
pas  hésité  à  vous  informer  de  presque  toute  l'histoire 
de  ma  vie  et  de  l'état  de  ma  situation  actuelle.  Je 
continuai  de  lui  dire  que  vous  m'aviez  paru  touché 
de  mon  état,  et  que  vous  m'aviez  fait  entendre  que, 
par  la  suite,  vous  pourriez  me  donner  des  preuves 
des  sentiments  que  je  vous  avais  inspirés. 

—  Tu  ne  connais  pas  les  hommes,  reprit  la  Bois- 
Laurier;  la  plupart  ne  sont  que  des  séducteurs  et 
des  trompeurs,  qui,  après  avoir  abusé  de  la  crédulité 
d'une  fille,  l'abandonnent  à  son  malheureux  sort.  Ce 
n'est  pas  que  j'aie  cette  idée  du  caractère  du  comte 
personnellement  ;  au  contraire,  tout  annonce  en  lui 
Ihomme  qui  pense,  l'honnête  homme,  qui  est  tel  par 
raison,  par  gofit  et  sans  préjugés. 

Après  quelques  autres  discours  de  la  Bois-Laurier, 
qui  visaient  à  me  senir  de  lerons  propres  à  m'ap- 
prendre  et  à  connaître  les  différents  caractères  des 
hommes,  nous  nous  couchâmes;  et,  dès  que  nous 
fûmes  au  lit,  nos  folies  firent  place  aux  raisonne- 
ments. 

Le  lendemain  matin,  la  Bois-Laurier  me  dit,  en 


140  TiiÉi\ÈSE  rniLosoi'iiE 

s'éveill;int  :  Je  vous  ai  conté  hier,  ma  chère  Thérèse, 
à  peu  près  toutes  les  misères  de  ma  vie  ;  vous  avez 
vu  le  mauvais  côté  de  la  médaille  ;  ayez  la  patience 
de  m'écouter  :  vous  en  connaîtrez  le  bon. 

Il  y  avait  longtemps,  poursuivit-elle,  que  mon  cœur 
était  bourrelé,  que  je  gémissais  de  la  vie  indigne, 
humiliante,  dans  laquelle  la  misère  m'avait  plongée, 
et  où  Ihabitude  et  les  conseils  de  la  Lefort  me  rete- 
naient, lorsque  cette  femme,  qui  avait  eu  Fart  de 
conserver  sur  moi  une  sorte  d'autorité  de  mère, 
tomba  malade  et  mourut.  Chacun  me  croyant  sa  fille, 
je  restai  paisible  héritière  de  tout.  Je  trouvai,  tant  en 
argent  comptant  qu'en  meubles,  vaisselle,  linge,  de 
quoi  former  une  somme  de  trente-six  mille  livres  ; 
en  me  conservant  un  honnête  nécessaire,  tel  que 
vous  le  voyez  aujourd'hui,  je  vendis  le  superflu,  et 
dans  l'espace  dun  mois  j'arrangeai  mes  affaires,  de 
manière  que  je  m'assurai  trois  mille  quatre  cents 
livres  de  rente  viagère.  Je  donnai  mille  livres  aux 
pauvres,  et  je  partis  pour  Dijon,  dans  le  dessein  de 
m'y  retirer  et  d'y  passer  tranquillement  le  reste  de 
mes  jours. 

Ciiemin  faisant,  la  petite  vérole  me  prit  h  Auxerre  ; 
elle  changea  tellement  mes  traits  et  mon  visage 
qu'elle  me  rendit  méconnaissable.  Cet  événement, 
joint  au  mauvais  secours  que  j'avais  reçu  pendant  ma 


THÉIIÈSE   PHILOSOPHE  141 

maladie,  dans  la  province  que  je  m'étais  proposé 
d'habiter,  me  fit  changer  de  résolution.  Je  compris 
aussi  que,  retournant  à  Paris  et  m'éloignant  des  deux 
quartiers  que  j'avais  habités  pendant  mes  deux  cara- 
vanes, je  pourrais  facilement  y  vivre  tranquille  dans 
un  autre,  sans  être  reconnue.  J'y  suis  donc  de  retour 
depuis  un  an.  M.  B...  est  le  seul  homme  qui  m'y  con- 
naisse pour  ce  que  je  suis  ;  il  veut  bien  que  je  me 
dise  sa  nièce,  parce  que  je  me  fais  passer  pour  une 
femme  de  quahté.  Vous  êtes  aussi,  Thérèse,  la  seule 
femme  à  qui  je  me  sois  confiée,  bien  persuadée 
qu'une  personne  qui  a  des  principes  tels  que  les 
vôtres  est  incapable  d'abuser  de  la  confiance  d'une 
amie  que  vous  vous  êtes  attachée  par  la  bonté  de 
votre  caractère  et  par  l'équité  qui  règne  dans  vos 
sentiments. 


m  TilKlŒSK   PHILOSOPHE 


SUITE  DE  L'HISTOIRE 


DE 


THERESE  PHILOSOPHE 


Lorsque  M""  Bois-Laurier  eut  fini,  je  l'assurai 
qu  elle  devait  faire  fonds  sur  ma  discrétion,  et  je  la 
remerciai  de  bon  cœur  de  ce  qu'elle  avait  vaincu,  en 
ma  faveur,  la  répugnance  que  l'on  a  naturellement  à 
informer  quelqu'un  de  ses  dérèglements  passés. 

11  était  alors  près  de  midi.  Nous  en  étions  aux 
politesses  habituelles,  la  Bois-Laurier  et  moi,  lors- 
qu'on m'annonça  que  vous  demandiez  à  me  voir.  Mon 
cœur  tressaillit  de  joie  ;  je  me  levai,  je  volai  auprès 
de  vous  ;  nous  dînâmes  et  passâmes  ensemble  le  reste 
de  la  journée. 

Trois  semaines  s'écoulèrent,  pour  ainsi  dire,  sans 
que  nous  nous  quittassions  et  sans  que  j'eusse  l'es- 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE  143 

prit  de  m'apercevoir  que  vous  employiez  ce  temps  à 
connaître  si  j'étais  digne  de  vous.  En  effet,  enivrée 
du  plaisir  de  vous  voir,  mon  àme  n'apercevait  aucun 
autre  sentiment  dans  moi  ;  et  quoique  je  n'eusse 
d'autre  désir  que  celui  de  vous  posséder  toute  ma 
vie,  il  ne  me  vint  jamais  dans  l'idée  de  former  un 
projet  suivi  pour  m'assurer  ce  bonheur. 

Cependant,  la  modestie  de  vos  expressions  et  la 
sagesse  de  vos  procédés  avec  moi  ne  laissaient  pas 
de  m'alarmer.  S'il  m'aimait,  disais-je,  il  aurait  auprès 
de  moi  les  airs  de  vivacité  que  je  vois  à  tels  et  tels, 
qui  m'assurent  qu'ils  ont  pour  moi  l'amour  le  plus 
\iï.  Cela  m'inquiétait.  J'ignorais  alors  que  les  gens 
sensés  aiment  avec  des  procédés  sensés,  et  que  les 
étourdis  sont  des  étourdis  ])artout. 

Enfin,  cher  comte,  au  bout  d'un  mois,  vous  me 
dîtes  un  jour  assez  laconiquement  que  ma  situation 
vous  avait  inquiété  dès  le  jour  môme  que  vous 
m'aviez  connue  ;  que  ma  figure,  mon  caractère,  ma 
confiance  en  vous  vous  avaient  déterminé  à  cher- 
cher des  moyens  qui  pussent  me  tirer  du  labyrinthe 
dans  lequel  j'étais  à  la  veille  d'être  engagée.  «  Je 
vous  parais  sans  doute  bien  froid,  mademoiselle, 
ajoutàtes-vous,  pour  un  homme  qui  vous  assure 
qu'il  vous  aune.  Cependant,  rien  n'est  si  certain; 
mais  comptez  que  la  passion  qui  m'affecte  le  plus 


U4  TlIlil'.ÈSE   PHILOSOIMIE 

est  celle  de  vous  rendre  heureuse.  »  Je  voulus  en 
ce  moment  vous  interrompre  pour  vous  remercier. 
«  Il  nest  pas  temjis,  mademoiselle,  reprîtes-vous ; 
ayez  la  bonté  de  m'écoutcr  jusqu'à  la  fin.  J'ai  douze 
mille  livres  de  rente  ;  je  puis,  sans  m'incommoder, 
vous  en  assurer  deux  mille  pendant  votre  vie.  Je 
suis  garron,  dans  la  ferme  résolution  de  ne  jamais 
me  marier,  et  déterminé  à  quitter  le  grand  monde, 
dont  les  bizarreries  commencent  à  m'ètre  trop  à 
charge,  pour  me  retirer  dans  une  assez  belle  terre 
que  j'ai  à  quarante  Heues  de  Paris.  Je  pars  dans 
quatre  jours.  Voulez-vous  m'y  accompagner  comme 
amie?  Peut-être,  par  la  suite,  vous  déterminerez- 
vous  à  vivre  avec  moi  comme  ma  maîtresse  :  cela 
dépendra  du  plaisir  que  vous  aiu-ez  à  m'en  faire  ; 
mais  comptez  que  cette  détermination  ne  réussira 
qu'autant  que  vous  sentirez  intérieurement  qu'elle 
peut  contribuer  à  votre  félicité. 

«  C'est  une  folie,  ajoutàtes-vous,  de  croire  qu'on 
est  maître  de  se  rendre  heureux  par  sa  façon  de 
penser.  11  est  démontré  qu'on  ne  pense  pas  comme 
on  veut.  Pour  faire  son  bonheur,  chacun  doit  saisir 
le  genre  de  plaisir  qui  lui  est  propre,  qui  convient 
aux  passions  dont  il  est  affecté,  en  combinant  ce  qui 
résultera  de  bien  et  de  mal  de  la  jouissance  de  ce 
plaisir,  et  en  observant  que  ce  bien  et  ce  mal  soient 


THÉRÈSE   HIILOSOPIIE  145 


considérés  non  seulement  eu  égard  à  soi-même,  mais 
encore  eu  égard  à  l'intérêt  public.  11  est  constant 
que,  comme  l'homme,  par  la  nuiltiplicité  de  ses 
besoins,  ne  peut  être  heureux  sans  le  concours 
d'une  infinité  d'autres  personnes,  chacun  doit  être 
attentif  à  ne  rien  faire  qui  blesse  la  féhcité  de  son 
voisin.  Celui  qui  s'écarte  de  ce  système  fuit  le 
bonheur  qu'il  cherche.  D'où  l'on  peut  conclure  avec 
certitude  que  le  premier  principe  que  chacun  doit 
suivre  pour  vivre  heureux  dans  ce  monde  est  d'être 
honnête  honmie  et  d'observer  les  lois  humaines,  qui 
sont  comme  les  liens  des  besoins  mutuels  de  la 
société.  —  Il  est  évident,  dis-je,  que  ceux  ou  celles 
qui  s'éloignent  de  ce  principe  ne  peuvent  être  heu- 
reux ;  ils  sont  persécutés  par  la  rigueur  des  lois, 
par  les  remords,  par  la  haine  et  par  le  mépris  de 
leurs  concitoyens. 

«  —  Réfléchissez  donc,  mademoiselle,  continuâtes- 
vous,  à  tout  ce  que  je  viens  d'avoir  l'honneur  de 
vous  dire  :  consultez,  voyez  si  vous  pouvez  être  heu- 
reuse en  me  rendant  heureux.  Je  vous  quitte  ;  demain 
je  viendrai  recevoir  votre  réponse.  » 

Votre  discours  m'avait  ébranlée.  Je  sentis  un  plaisir 
inexprimable  à  imaginer  que  je  pouvais  contribuer  à 
celui  d'un  homme  qui  pensait  comme  vous.  J'aperçus 
en  même  temps  le  labyrinthe  doHt  j'étais  menacée 

10 


U6  THÉHÈSE   l'HILOSOPIlE 

et  sur  lequel  votre  générosité  devait  me  rassurer.  Je 
vous  aimais;  mais  que  les  préjugés  sont  puissants  et 
difGciles  à  détruire  !  L'état  de  fille  entretenue,  auquel 
j'avais  toujours  vu  attacher  une  certaine  honte,  mo 
faisait  peur.  Je  craignais  aussi  de  mettre  un  enfant  an 
monde.  Ma  mère.  M™*  C...,  avaient  failli  de  périr  dans 
l'accouchement.  D'ailleurs,  l'habitude  où  j'étais  de  me 
procurer  par  moi-même  un  genre  de  volupté  que 
l'on  m'avait  dit  être  égal  à  celui  que  nous  recevons 
dans  les  embrassemenls  d'un  homme  amortissait  le 
feu  de  mon  tempérament,  et  je  ne  désirais  jamais 
rien  à  cet  égard,  parce  que  le  soulagement  suivait 
immédiatement  les  désirs.  Il  n'y  avait  donc  que  la 
perspective  d'une  misère  prochaine  ou  l'envie  de  me 
rendre  heureuse,  en  faisant  votre  bonheur,  qui  pussent 
me  déterminer.  Le  premier  motif  ne  fit  que  m'effleu- 
rer;  le  second  me  décida. 

Avec  quelle  impatience  n'attendis-je  pas  votre  retour 
chez  moi  dès  que  j'eus  pris  mon  parti  !  Le  lendemain 
vous  parûtes  ;  je  me  précipitai  dans  vos  bras.  Oui, 
monsieur,  je  suis  à  vous,  m'écriai-je  ;  ménagez  la  ten- 
dresse d'une  fille  qui  vous  chérit  :  vos  sentiments 
m'assurent  que  vous  ne  contraindrez  jamais  les  miens. 
Vous  savez  mes  craintes,  mes  faiblesses,  mes  habi- 
tudes. Laissez  agir  le  temps  et  vos  conseils.  Vous 
connaissez  le  cœur  humain,  le  pouvoir  des  sensations 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  117 

sur  la  volonté  ;  servez-vous  de  vos  avantages  pour 
faire  naître  en  moi  celles  que  vous  croirez  les  plus 
propres  pour  me  déterminer  à  contribuer  sans  réserve 
à  vos  plaisirs.  En  attendant,  je  suis  votre  amie, 
etc.. 

Je  me  rappelle  que  vous  m'interrompîtes  à  ce  doux 
épanchement  de  mon  cœur.  Vous  me  promîtes  que 
vous  ne  contraindriez  jamais  mon  goût  et  mes  incli- 
nations. Tout  fut  arrangé.  J'annonçai  le  lendemain 
mon  bonheur  à  la  Bois-Laurier,  qui  fondit  en  larmes 
en  me  quittant,  et  nous  partîmes  enfm  pour  votre 
terre,  le  jour  que  vous  aviez  fixé. 

Arrivée  dans  cet  aimable  séjour,  je  ne  fus  pas 
étonnée  du  changement  de  mon  état,  parce  que  mon 
esprit  n'était  occupé  que  du  soin  de  vous  plaire. 

Deux  mois  s'écoulèrent  sans  que  vous  me  pres- 
sassiez sur  des  désirs  que  vous  cherchiez  à  faire 
naître  insensiblement  dans  moi.  J'allais  au-devant  de 
tous  vos  plaisirs,  excepté  de  ceux  de  la  jouissance, 
dont  vous  me  vantiez  les  ravissements,  que  je  ne 
croyais  pas  plus  vifs  que  ceux  que  je  goûtais  par 
habitude,  et  que  j'offrais  de  vous  faire  partager. 
Je  frémissais,  au  contraire,  à  la  vue  du  trait 
dont  vous  menaciez  de  me  percer.  Comment  serait- 
il  possible,  me  disais-je,  que  quelque  chose  de 
cette  longueur,  de  cette  grosseur,  avec  une  tête  aussi 


148  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

niouslrueuse,  puisse  être  reru  dans  un  espace  où  je 
puis  à  peine  introduire  le  doigt  ?  D'ailleurs,  si  je 
deviens  mûre,  je  le  sens,  j'en  mourrai.  Ah  !  mon 
cher  ami,  continuni-je,  évitons  cet  écueil  fatal  ;  lais- 
sez-moi fiiire.  Je  ciressals,  je  baisais  ce  que  vous 
nommez  votre  docteur  ;  je  lui  donnais  des  mouve- 
ments qui,  en  vous  dérobant  comme  malgré  vous 
cette  liqueur  divine,  vous  conduisaient  à  la  volupté 
et  rétablissaient  le  calme  dans  votre  âme. 

Je  remarquais  que,  dès  que  l'aiguillon  de  la  chair 
était  émoussé,  sous  prétexte  du  goût  que  j'avais  pour 
les  matières  de  morale  et  de  métajihysique,  vous  em- 
ployiez la  force  du  raisonnement  pour  déterminer  ma 
volonté  à  ce  que  vous  désiriez  de  moi. 

C'est  Tamour-propre,  me  disiez-vous  un  jour,  qui 
décide  de  toutes  les  actions  de  notre  vie.  J'entends  par 
amour-propre  cette  satisfaction  intérieure  que  nous 
sentons  à  faire  telle  ou  telle  chose.  Je  vous  aime,  par 
exemple,  parce  que  j'ai  du  plaisir  à  vous  aimer.  Ce 
que  j'ai  fait  pour  vous  peut  vous  convenir,  vous  être 
utile  ;  mais  ne  m'en  ayez  aucune  obligation.  C'est 
l'amour-propre  qui  m'y  a  déterminé  :  c'est  parce  que 
j'ai  fixé  mon  bonheur  à  contribuer  au  vôtre  ;  et  c'est 
par  ce  même  motif  que  vous  ne  me  rendrez  parfai- 
tement heureux  que  lorsque  votre  amour-propre  y 
trouvera  sa  satisfaction  particuUère,  Un  homme  donne 


THÉRÈSE   PHILOSOPHE  149 

souvent  l'aumùne  aux  pauvres,  il  s'incommode  même 
pour  les  soulager  :  son  action  est  utile  au  bien  de  la 
société  ;  elle  est  louable  à  cet  égard  ;  mais,  par  rap- 
port à  lui,  rien  moins  que  cela.  Il  a  fait  l'aumùne, 
parce  que  la  compassion  qu'il  ressentait  pour  ces 
malheureux  excitait  en  lui  une  peine,  et  qu'il  a  trouvé 
moins  de  désagrément  à  se  défaire  de  son  argent  en 
leur  faveur  qu'à  continuer  de  supporter  cette  peine 
excitée  par  la  compassion  ;  ou  peut-être  encore  que 
l'amour-propre,  flatté  par  la  vanité  de  passer  pour 
un  homme  charitable,  est  la  véritable  satisf;iction 
intérieure  qui  l'a  décidé.  Toutes  les  actions  de  notre 
vie  sont  dirigées  par  ces  deux  principes  :  (f  se  pro- 
curer plus  ou  moins  de  plaisir,  éviter  plus  ou  moins 
de  peine  )). 

D'autres  fois,  vous  m'expliquiez,  vous  étendiez  les 
courtes  leçons  que  j'avais  reçues  de  l'abbé  T...  Il 
vous  a  appris,  me  disiez-vous,  que  nous  ne  sommes 
pas  plus  maîtres  de  penser  de  telle  ou  telle  manière, 
d'avoir  telle  ou  telle  volonté,  que  nous  ne  sommes 
les  maîtres  d'avoir  ou  de  ne  pas  avoir  la  fièvre.  En 
effet,  ajoutiez-vous,  nous  voyons,  par  des  observations 
claires  et  simples,  que  l'âme  n'est  maîtresse  de  rien, 
qu'elle  n'agit  qu'en  conséquence  des  sensations  et  des 
facultés  du  corps  ;  que  les  causes  qui  peuvent  pro- 
duire du  dérangement  dans  les  organes  troublent 

11 


150  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

lame,  altèrent  l'esprit;  qu'un  vaisseau,  raie  fibre 
dérangée  dans  le  cerveau,  peuvent  rendre  imbécile 
rhomme  du  monde  qui  a  le  plus  dmtelligence.  Nous 
savons  que  la  nature  n'agit  que  par  un  principe  uni- 
foraie  ;  or,  puisqu'il  est  évident  que  nous  ne  sommes 
pas  libres  diins  de  certaines  actions,  nous  ne  le 
sommes  dans  aucune.  Ajoutons  à  cela  que  si  les  âmes 
étaient  purement  spiriluelli^s,  elles  seraient  toutes  les 
mêmes,  si  elles  avaient  la  faculté  dépenser  et  de  vou- 
loir par  elles-mêmes,  elles  penseraient  et  se  détermi- 
ncniient  toutes  de  la  même  manière  dans  des  cas 
égaux  ;  or  c'est  ce  qui  n'arrive  point  ;  donc  elles  sont 
déterminées  par  quelque  autre  chose,  et  ce  quelque 
autre  chose  ne  peut  être  que  la  matière,  puisque  les 
plus  crédules  ne  connaissent  que  l'esprit  et  la  ma- 
tière. 

Mais  demandons  h  ces  hommes  crédules  ce  que 
c'est  que  l'esprit.  Peut-il  exister  et  n'être  dans  aucun 
lieu  ?  S'd  est  dans  un  lieu,  il  doit  occuper  une  place  ; 
s'il  occupe  une  place,  il  est  étendu  ;  s'il  est  étendu, 
il  a  des  parties,  et  s'il  a  des  parties,  il  est  matière. 
Donc  l'esprit  est  une  chimère,  ou  il  fait  partie  de  la 
matière. 

De  ce  raisoimement,  disiez-vous,  ou  peut  conclure 
avec  certitude,  premièrement  que  nous  ne  pensons 
de  telle  ou  de  telle  manière  que  par  rapport  à  l'orga- 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  151 

nisation  de  nos  corps,  joint  aux  idées  que  nous  rece- 
vons journellement  par  le  tact,  louïe,  la  vue,  Todo- 
rat  et  le  goût  ;  secondement  que  le  bonheur  ou  le 
malheur  de  notre  vie  dépendent  de  cette  modification 
de  la  matière  et  de  ces  idées  ;  qu'ainsi  les  génies,  les 
gens  qui  pensent  ne  peuvent  trop  se  donner  de 
soins  et  de  peines  pour  inspirer  des  idées  qui  soient 
propres  à  contribuer  efficacement  au  bonheur  public, 
et  parlicuhèrement  à  celui  des  personnes  qu'ils 
aiment.  Et  que  ne  doivent  pas  faire  à  cet  égard  les 
pères  et  les  mères  envers  leurs  enfants,  les  gouver^ 
neurs,  les  précepteurs  envers  leurs  disciples  ! 

Enfin,  mon  cher  comte,  vous  commenciez  à  vous 
sentir  fatigué  de  mes  refus,  lorsque  vous  vous  avi- 
sâtes de  me  fciire  venir  de  Paris  votre  bibliothèque 
galante,  avec  votre  collection  de  tableaux  dans  le 
même  genre.  Le  goût  que  je  fis  paraître  pour  les 
livres,  et  encore  plus  pour  la  peinture,  vous  fit  ima- 
giner deux  moyens  qui  vous  réussirent.  «  Vous  aimez 
donc,  mademoiselle  Thérèse,  me  dîtes-vous  en  plai- 
santant, les  lectures  et  les  peintures  galantes  ?  J'en 
suis  ravi  :  vous  aurez  du  plus  saillant;  mais  capitu- 
lons, s'il  vous  plaît  :  je  consens  à  vous  prêter  et  à 
placer  dans  votre  appartement  ma  bibliothèque  et  mes 
tableaux  pendant  un  an,  poun-u  que  vous  vous  enga- 
giez à  rester  pendant  quinze  jours  sans  porter  même 


152  THÉHÈSE  PHILOSOPHE 

la  main  à  celte  i)artic  qui,  en  bonne  justice,  devrait 
bien  être  aujourd'hui  de  mon  domaine,  et  que  vous 
fassiez  sincèrement  divorce  au  manuélisme.  Point  de 
quartier,  ajoutàtes-vous  ;  il  est  juste  que  chacun  mette 
un  peu  de  complaisance  dans  le  commerce.  J'ai  de 
bonnes  raisons  pour  exiger  celle-ci  de  vous  :  optez  ; 
sans  cet  arrangement,  point  de  livres,  point  de 
tableaux.  » 

J'hésitiii  peu,  je  fis  vœu  de  continence  pour  quinze 
jours.  «  Ce  n'est  pas  tout,  me  dîtes-vous  encore  : 
imposons-nous  des  conditions  réciproques  :  il  n'est 
pas  équiUible  que  vous  fassiez  un  pareil  sacrifice  pour 
la  vue  de  ces  tableaux  ou  pour  une  lecture  momenta- 
née. Faisons  une  gageure,  que  vous  gagnerez  sans 
doute.  Je  parie  ma  bibliothèque  et  mes  tableaux, 
contre  votre  pucelage,  que  vous  n'observerez  pas  la 
continence  pendant  quinze  jours,  ainsi  que  vous  le 
promettez.  —  En  vérité,  monsieur,  vous  répondis-je 
d'un  air  un  peu  piqué,  vous  avez  une  idée  bien  sin- 
gulière de  mon  tempérament,  et  vous  me  croyez  bien 
peu  maîtresse  de  moi-même  !  —  Oh  !  mademoiselle, 
répliquàtes-vous,  point  de  procès,  'je  vous  prie  :  je 
n'y  suis  pas  heureux  avec  vous.  Je  sens,  au  reste, 
que  vous  ne  devinez  point  l'objet  de  ma  proposition  : 
écoutez-moi.  N'est-il  pas  vrai  que  toutes  les  fois  que 
je  vous  fais  un  présent,  votre  amour-propre  paraît 


THÉKÈ8E   PHILOSOPHE  153 

blessé  de  le  recevoir  d'un  homme  que  vous  ne  ren- 
dez pas  aussi  content  qu'il  pourrait  l'être?  Eh  bien! 
^a  bibliothèque  et  les  tableaux,  que  vous  aimez  tant, 
ne  vous  feront  pas  rougir,  puisqu'ils  ne  seront  à 
vous  que  parce  que  vous  les  aurez  gagnés.  —  Mon 
cher  comte,  repris-je,  vous  me  tendez  des  pièges  ; 
mais  vous  en  serez  la  dupe,  je  vous  en  avertis.  J'ac- 
cepte la  gageure  !  m'écriai-je,  et  je  m'obbge,  qui  \)\i\s 
est,  à  ne  m'occuper,  toutes  les  matinées,  qu'à  lire 
vos  livres  et  ta  voir  vos  tableaux  enchanteurs.  » 

Tout  fut  porté  par  vos  ordres  dans  ma  chambre. 
Je  dévorai  des  yeux,  ou,  pour  mieux  dire,  je  par- 
courus tour  à  tour,  pendant  les  quatre  premiers 
jours,  l'Histoire  du  Portier  des  Chartreux,  celle 
de  la  Tourière  des  Carmélites,  l'Académie  des 
Dames,  les  Lauriers  ecclésiastiques,  Thémidore, 
Frétillon,  la  Fille  de  Joie,  l'Arétin  (1),  etc.,  et 


(1)  Nous  devons  croire  que  certains  titres  figurant  sur 
celte  liste  ont  été  ajoutés  après  l'apparition  de  la  première 
édition,  ou  que  la  première  édition  elle-même  a  paru  plus 
tard  qu'on  ne  le  croit  :  Histoire  de  don  D...,  portier  des 
Chartreux  (par  J.-Ch.  Gervaije  de  Latouche),  vers  1745.  — 
Histoire  de  la  Tourière  des  Carmélites,  servant  dépendant 
au  P.  des  G.  (peut-être  par  QuerKm),  vers  1745.  —  L'Aca- 
démie des  Dames,  ou  les  Sept  entretiens  galants  d'Alo'l- 
sia,  vers  1680.  —  C'est  la  traduction,  ou  plutôt  l'adapta- 
tipn  du  célèbre  ouvrage  latin  de  Nicolas  Chorier,   qu'on 


loi  TIIKRÈSE  r'IIII/>?OPHE 

nombre  d'autres  de  cette  csiR-ce,  que  je  ae  quittai 
que  pour  exiiininer  avec  avidité  des  tableaux  où  les 
jx)stiires  les  [dus  lascives  étaient  rendues  avec  un 
coloris  et  une  expression  qui  portaient  un  feu  brû- 
lant dans  mes  veines. 

Le  cinquième  jour,  après  une  heure  de  lecture,  je 
tombai  dans  une  espèce  d'extase.  Couchée  sur  mon 
lit,  les  rideaux  ouverts  de  toutes  parts,  deux  tableaux, 
les  Fêtes  de  Priape,  les  Arnours  de  Mars  et  de 
Vénus,  me  servaient  de  perspective.  L'imagination 
échauffée  par  les  attitudes  qui  y  étiient  représentées, 
je  me  débarrassai  de  draps  et  de  couverture,  et, 
sans  réfléchir  si  la  porte  de  ma  chambre  était  bien 
fermée,  je  me  mis  en  devoir  d'imiter  toutes  ces  pos- 
tures que  je  voyais.  Chaque  figure  m'inspirait  le  sen- 
timent que  le  peintre  y  avait  donné.  Deux  athlètes 
qui  étaient  à  la  partie  gauche  du  tibleau  des  Fêtes 


appelle  aussi  «  le  Meursius  ».  —  Le$  Lauriers  ecclésias- 
tiques ou  Campagnes  de  l'abbé  de  T...  (par  le  chevalier 
de  la  Morlière),  vers  1747.  —  Thémidore  (par  Godard 
d'Aueourt),  vers  1745.  —  Histoire  de  i/ii«  Cronel,  dite 
Frétillon  (par  Oaillard  de  la  Bataille),  1739.  —  La  Fille 
de  joie,  ouvrage  quintessencic  de  l'anglais,  contenant 
les  aventures  de  A/"*  Fanny,  vers  1751.  —  C'est  une  des 
premières  traductions  du  chef-d'œuvre  libertin  de  JolmCle- 
Und.  —  L'Arétin  ou  la  Débauche  de  l'esprit  en  fait  de 
bon  sens  (par  l'abbé  du  Laurens),  vers  1763. 


THÉRÈSE  PHILOSOPHE  155 

de  Prlape  m'enchantaient,  me  transportaient,  par  la 
conformité  dn  goût  de  la  petite  femme  au  mien. 
Machinalement,  ma  main  droite  se  porta  où  celle  de 
l'homme  était  placée,  et  j'étais  au  moment  d'y  en- 
foncer le  doigt,  lorsque  la  réflexion  me  retint.  J'aper- 
çus l'illusion,  et  le  souvenir  des  conditions  de  notre 
gageure  m'obligea  de  lâcher  prise. 

Que  j'étais  bien  éloignée  de  vous  croire  spectateur 
de  mes  faiblesses,  si  ce  doux  penchant  de  la  nature 
en  est  une,  et  que  j'étais  folle,  grands  dieux  !  de 
résister  aux  plaisirs  inexprimables  d'une  jouissance 
réelle  !  Tels  sont  les  effets  du  préjugé  :  ils  nous 
aveuglent,  ils  sont  nos  tyrans.  D'autres  parties  de  ce 
premier  tableau  excitaient  tour  à  tour  mon  admira- 
tion et  ma  pitié.  Enfin,  je  jetai  les  yeux  sur  le 
second.  Quelle  lasciveté  dans  l'attitnde  de  Vénus! 
Comme  elle,  je  m'étendis  mollement  ;  les  cuisses  un 
peu  éloignées,  les  bras  voluptueusement  ouverts, 
j'admirais  l'attitude  brillante  du  dieu  iMars.  Le  feu 
dont  ses  yeux,  et  surtout  sa  lance,  paraissaient  être 
animés  passa  dans  mon  cœur.  Je  me  coulais  sur 
mes  draps,  mes  fesses  s'agitaient  voluptueusement, 
comme  pour  porter  en  avant  la  couronne  destinée 
au  vainqueur. 

«  Quoi  !  m'écriai-je,  les  divinités  même  font  leur 
bonheur  d'un  bien  que  je  refuse  !  Ah  !  cher  amant, 


156  THÉilËSE   l'IllI.OSOI'IlE 

je  n'y  résiste  plus  !  Piirais,  comte,  je  ne  crains  plus 
ton  dard  :  tu  peux  percer  ton  amante  ;  tu  peux  même 
choisir  où  tu  voudras  frapper  :  tout  m'est  égal  ; 
je  souffrirai  tes  coups  avec  constance,  sans  murmu- 
rer ;  et  pour  assurer  ton  trioiniihe,  tiens,  voilà  mon 
doigt  placé  !  » 

Quelle  surprise  !  quel  heureux  moment  !  Vous 
parûtes  tout  à  coup  plus  fier,  plus  brillant  que  Mars 
ne  l'était  dans  le  tableau.  Une  légère  robe  de  cham- 
bre qui  vous  couvrait  fut  arrachée.  «  J'ai  eu  trop  de 
délicatesse,  me  dites-vous,  pour  profiter  du  premier 
avantage  que  tu  m'as  donné  :  j'étais  à  la  porte,  d'oîi 
j'ai  tout  vu,  tout  entendu;  mais  je  n'ai  pas  voulu 
devoir  mon  bonheur  au  gain  d'une  gageure  ingé- 
nieuse. Je  ne  parais,  mon  aimable  Thérèse,  que  parce 
tu  m'as  appelé.  Es-tu  déterminée?  —  Oui,  cher 
amant  !  m'écriai-je,  je  suis  toute  à  toi  !  frappe-moi, 
je  ne  crains  plus  tes  coups.  » 

A  l'instant,  vous  tombâtes  entre  mes  bras  ;  je 
saisis,  sans  hésiter,  la  tlèche  qui  jusques  alors  m'avait 
paru  si  redoutable,  et  je  la  plaçai  moi-même  à  l'era- 
bouchure  qu'elle  menarait  ;  vous  Tenfonràtes,  sans 
que  vus  coups  redoublés  m'arrachassent  le  moindre 
cri  :  mon  attention,  fixée  sur  l'idée  du  plaisir,  ne 
me  laissa  pas  apercevoir  le  sentiment  de  la  dou- 
leur. 


TIIÉHÈSE   PHILOSOPHE  157 

Déjà  remportcmeiit  semblait  avoir  banni  la  philo- 
sophie de  l'homme  maître  de  lui-nir'me,  lorsque  vous 
me  dites  avec  des  sons  mal  articulés  :  Je  n'userai 
pas,  Thérèse,  de  tout  le  droit  qui  m'est  acquis  :  tu 
crains  de  devenir  mère,  je  vais  te  ménager  ;  le  grand 
plaisir  s'approche  ;  porte  de  nouveau  ta  main  sur  ton 
vainqueur,  dès  que  je  le  retirerai,  et  aide-le,  par 
quelques  secousses,  à...  11  est  temps,  ma  fille;  je... 
dé...  plaisir...  —  Ah  !  je  meurs  aussi,  m'écriai-je  ;  je 
ne  me  sens  plus,  je...  me...  pâ...rae!...)) 

Cependant,  j'avais  saisi  le  trait,  je  le  serrais  légè- 
rement dans  ma  main,  qui  lui  servait  d'étui,  et  dans 
laquelle  il  acheva  de  parcourir  l'espace  qui  le  rap- 
prochait de  la  volupté.  Nous  recommençâmes,  et  nos 
plaisirs  se  sont  renouvelés,  depuis  dix  ans,  dans  la 
même  forme,  sans  trouble,  sans  enfants,  sans  inquié- 
tude. 

Voilà,  je  pense,  mon  cher  bienfaiteur,  ce  que  vous 
avez  exigé  que  j'écrivisse  des  détails  de  ma  vie.  Que 
de  sots,  si  jamais  ce  manuscrit  venait  à  paraître,  se 
récrieraient  contre  la  lasciveté,  contre  les  principes  de 
morale  et  de  métaphysique  qu'il  contient  !  Je  répon- 
drai à  ces  sots,  à  ces  machines  lourdement  organi- 
sées, à  ces  espèces  d'automates,  accoutumés  à  penser 
par  l'organe  d'autrui,  qui  ne  font  telle  ou  telle  chose 
que  parce  qu'on  leur  dit  de  les  faire,  je  leur  répon- 


158  THÉRÈSE  PHILOSOPHE 

drai,  dis-je,  que  tout  ce  que  j'ai  écrit  est  fondé  sur 
le  raisonnement  détaché  de  tout  préjugé. 

Oui,  ignorants,  la  nature  est  une  chimère.  Tout 
est  l'ouvrage  de  Dieu.  C'est  de  lui  que  nous  tenons 
l'envie  de  manger,  de  boire  et  de  jouir  de  tous  les 
plaisirs.  Pourquoi  donc  rougir  en  remplissant  ses 
desseins  ?  Pourquoi  craindre  de  contribuer  au 
bonheur  des  humains,  en  leur  apprenant  des  ragoûts 
variés,  propres  à  contenter  avec  sensualité  ces 
divers  appétits?  Pourrai-je  appréhender  de  déplaire 
à  Dieu  ni  aux  hommes  en  annonçant  des  vérités  qui 
ne  peuvent  qu'éclairer  sans  nuire?  Je  vous  le  répèle 
donc,  censeurs  atrabilaires,  nous  ne  pensons  pas 
comme  nous  voulons.  L'âme  n'a  de  volonté,  n'est 
déterminée  que  par  les  sensations,  que  par  la  ma- 
tière. La  raison  nous  éclaire  ;  mais  elle  ne  nous  déter- 
mine point.  L'amour-propre,  le  plaisir  à  espérer,  ou 
le  déplaisir  à  éviter,  sont  le  mobile  de  toutes  nos 
déterminations.  Le  bonheur  dépend  de  la  confor- 
mation des  organes,  de  l'éducation,  des  sensations 
externes,  et  les  lois  humaines  sont  telles  que 
l'homme  ne  peut  être  heureux  qu'en  les  observant, 
qu'en  vivant  en  honnête  homme.  Il  y  a  un  Dieu; 
nous  devons  l'aimer,  parce  que  c'est  un  être  souve- 
rainement bon  et  parfait.  L'homme  sensé,  le  philo- 
sophe doit  contribuer  au  bonheur  public  par   la 


THÉHÈSE  PHILOSOPHE  159 

régularité  de  ses  mœurs.  Il  n'y  a  point  de  culte, 
Dieu  se  suffit  à  lui-même;  les  génuflexions,  les 
grimaces,  rimaginalion  des  hommes  ne  peuvent 
augmenter  sa  gloire.  11  n'y  a  de  bien  et  de  mal  moral 
que  par  rapport  à  Dieu.  Si  le  mal  physique  nuit  aux 
lins,  il  est  utile  aux  autres  ;  le  médecin,  le  procu- 
reur, le  financier  vivent  des  maux  d'autrui  :  tout 
est  combiné.  Les  lois  établies  dans  chaque  région 
pour  resserrer  les  liens  de  la  société  doivent  être 
respectées  ;  celui  qui  les  enfreint  doit  être  puni, 
parce  que,  comme  l'exemple  retient  les  hommes 
mal  organisés,  mal  intentionnés,  il  est  juste  que  la 
]»uuition  d'un  infractaire  contribue  à  la  tranquillité 
générale.  Eniiu,  les  rois,  les  princes,  les  magistrats, 
tous  les  divers  supérieurs,  par  gradations,  qui  rem- 
plissent les  devoirs  de  leur  état,  doivent  être  aimés 
et  respectés,  parce  que  chacun  d'eux  agit  pour  con- 
tribuer au  bien  de  tous. 


FIN